- Je me souviens de l'odeur de la grande armoire de palissandre de ma grand-mère, celle qu'il était interdit d'ouvrir et où je découvris un jour tous les chapeaux de jeunesse de ma mère.
- Je me souviens de celle de la buée, les jours de lessive, quand il fallait tordre les draps avant de les étendre au pré. Ma mère était toujours de mauvaise humeur, ce jour-là. Et de celle des draps, après, qui sentaient l'herbe jusque dans le lit.
- Je me souviens de l'odeur des foins que nous rentrions dans la grange en été. Mon père transportait des montagnes croulantes avec une fourche et nous, nous répartissions la charge et nous la tassions en sautant dessus à pieds joints. Il s'en dégageait toujours un peu de poussière qui piquait le nez.
- Je me souviens de l'odeur de la chambre interdite, celle de mes parents. J'avais failli m'évanouir, petit enfant, la première fois que j'en avais passé la porte. Une sorte de terreur sacrée que je n'ai jamais ressentie ensuite nulle part d'une manière aussi forte.
- Je me souviens des brumes, et des feux de broussailles, et des premiers frimas quand le soir tombait, plus tôt, en novembre. La maison prenait alors l'allure d'un refuge, chaud et lumineux, où j'aimais aller lire.
- Je me souviens de la pourriture des feuilles de peupliers qui me repoussait et m'attirait sans que je sache la part de plaisir et de déplaisir que j'avais en la respirant. Le point où la feuille s'attachait à sa tige était souvent occupé par un petit renflement qui, si on l'écrasait, montrait son occupant: un ver.
- Je me souviens de l'odeur des livres d'autrefois, ceux que l'on coupait au couteau en faisant attention de ne pas effilocher la tranche. Il y avait l'odeur et la certitude d'être le premier à lire les mots qui apparaissaient. Comme si l'on découvrait un continent.
- Je me souviens de l'odeur du réfectoire, au lycée, quand il était vide d'élèves: un mélange de senteurs de vieux plats servis dans la semaine, de présence humaine incrustée et de désinfectant pour les sols mêlé à la texture de le serpillière.
- Je me souviens de l'odeur des hommes, de leur identité affirmée dans leur cou, sur leur nuque ou leur ventre et parfois, presque imperceptible, à la saignée du poignet. Je me souviens de l'odeur de l'homme.
- Je me souviens de l'odeur du grenier quand, une fois le cochon tué et dépecé, on y mettait sécher les jambons et pendre les saucissons aux vieilles poutres poussiéreuses. Odeur particulière qui me dégoûtait.
- Je me souviens de l'odeur du marché gare au petit matin quand mon père m'emmenait avec lui décharger les camions de primeurs ou remplir le sien pour la revente de la journée. Odeur des fruits et des légumes, comme s'ils naissaient avec le jour lui-même, comme si c'était le liseré rose de la première aurore qui l'apportait avec elle.
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8 commentaires:
Beaucoup de choses que je n'ai pas connues, mais aussi deux souvenirs un peu analogues :
- celui du foin que nous allions ramasser dans les prés, avec mon oncle et ma tante, mon père (qui pouvait se libérer quand il était du poste du matin en terminant à 13 heures) et mes cousins. Au début, on empilait de manière extrêmement précise des bottes basse densité sur les chars (la moyenne densité est arrivée après, et on n'y avait guère gagné car les bottes étaient devenues beaucoup plus lourdes et compactes). Puis, on rentrait à la ferme et on rangeait les bottes dans la grange (odeurs concentrées de coumarine et aussi de poussière). Pour moi, ces souvenirs restent merveilleux.
- l'odeur des saucissons qui s'égoutaient dans la cuisine de mes oncle et tante (vraiment pas terrible), puis séchaient dans une pièce hybride entre un grenier et un cellier. Meilleur souvnir : le goût unique des fabuleux saucissons. Un goût dont on ne se rapproche que chez de très rares producteurs artisansaux actuels.
L'odeur du foin, lorsque petite j'aidais les fermiers du hameau où nous louions notre maison de campagne, mais aussi l'étable, chaude, paille et bouses mélangés, le fumier qui fumait au soleil, les pains sortant du four et refroidissant sur les marches, bien rangés, la tarte aux quetsches, le lait fumant lui aussi dans les grands bidons en alu... J'ai plein plein d'images qui naissent en lisant ton billet.
Plein de petites madeleines, donc...Pourtant je suis toujours "méfiante" (à défaut d'un autre terme plus approprié) à ces évocations-là. Quand on est enfant, tout est mieux, plus grand, plus beau, plus marquant. Pourtant, toute notre vie est constellée de brèves sensations olfactives ou visuelles ou auditives qui sont tout aussi merveilleuses! N'évoquer que celles du passé me semble toujours terriblement dangereux: comme si nous étions déjà des "vieux"! Le présent et nos instants ne méritent-ils pas aussi notre attention sensorielle et la capacité de se créer de nouveaux souvenirs?
La coumarine, Cornus. J'aime beaucoup quand tu m'apprends de nouveaux mots et que tu me fais aller chercher leur sens dans un dictionnaire. Sans rire.
Et au masculin, ça donne le "coumarin" (vert, naturellement!)?
Il faut que tu nous en fasse aussi sur ce thème, Valérie!
Bien d'accord avec vous, merbel, mais c'est le principe du genre qui veut ça. Tiens, promis, pas ce soir mais bientôt, je ferai le même billet avec les merveilles sensorielles découvertes aujourd'hui. Vous avez raison: attention à trop de nostalgie qui empêche de voir la beauté du présent.
La coumarine est révélatrice de l'odeur de foin séché. Au sein des prairies, cette odeur est apportée par plusieurs espèces, mais surtout par la base des tiges d'une graminée : la Flouve odorante (Anthoxanthum odoratum L.)
Ah, il a fallu que je demande à Fromfrom pour qu'elle me dise ce qu'était ce "coumarin vert". Décidément, je suis vraiment pas en phase.
combien de beaux souvenirs. Merci de les partagés.
Mais je suis réellement allé chercher le sens de ce mot, Cornus, et j'aime réellement voyager dans les dictionnaires. Pour le jeu de mots, je reconnais qu'il était nul! Mais parfois, je ne peux pas m'en empêcher!
Je ne sais pas si je les partage vraiment, Laurent. Même accessibles sur l'écran, ils me semblent encore bien tout à moi. Merci de ta visite.
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