Je devais avoir dix ans. Ou plutôt non, quelques mois de plus car on me l'avait déjà acheté. Il figurait dans la liste des fournitures indispensables à l'entrée en sixième. Pour mes parents, cette liste représentait un considérable poids financier mais ne pouvait être remise en doute. Pourtant, jamais pendant mes études, pas une seule fois, on ne me le fit ouvrir. Si je n'avais pas été passionné de moi-même par ces pages, il n'aurait jamais servi à rien. Il est encore dans ma bibliothèque, les premières pages tachées des traces de l'ancien ruban adhésif qui retenait la couverture transparente.
Ce souvenir doit donc remonter à l'été qui a précédé mon entrée en sixième. J'avais déjà le livre, j'avais encore l'ami qui, lui, n'entrant pas au lycée, disparut ensuite de ma vie, par la force des choses. Cet ami, c'était Lakdar, un algérien de mon âge, le seul enfant avec qui (à l'exception d'Yvon) j'étais bien. Son père devait être mineur comme le mien, et dans ce village de mineurs, on ne savait même pas ce que voulait dire le mot racisme. Nous étions heureux de nous retrouver. Calmes tous les deux, nous nous installions dans un des prés de ma grand-mère, celui du haut, au-dessus de la route, car la vue portait plus loin et nous faisions des projets.
Un de ces rêves fut de transformer la ferme que nous habitions, ma famille et moi, en orphelinat pour enfants pauvres. Je suppose que l'idée venait de moi, peut-être après la lecture d'un roman de Dickens dans la Bibliothèque Verte. Il va sans dire qu'à cet âge-là, nous remettions nous-mêmes fortement en cause l'identité de nos parents respectifs et que les voir disparaître (morts?) pour que notre projet puisse se réaliser ne nous créait aucun état d'âme.
Mais le grand projet qui tint longtemps cet été-là, et peut-être un peu après, nous le faisions à partir des cartes de cet atlas, des cartes de géographie physique surtout, celles où apparaissent en bleu les mers et les rivières, en ocre plus ou moins foncé les montagnes et leurs sommets, en vert les plaines, celles où l'on peut lire des noms qui font rêver. Moi, toute la carte de France me faisait rêver. J'aimais sa forme, j'aimais la dessiner, je trouvais que c'était facile, j'aimais la colorier. Aucune autre ne me semblait pouvoir l'égaler en élégance, sauf peut-être celle de la Grande-Bretagne, mais les noms que l'on y voyait inscrits étaient si compliqués!
Compulser ce livre nouveau pour moi était un immense plaisir, doublé du fait que j'y retrouvais en "vrai" (le papier m'a toujours semblé plus réel que la réalité tangible) les noms des endroits que j'avais déjà pu visiter grâce à une école primaire à la direction intelligente qui animait un "sou des écoles" dynamique et astucieux. Lakdar partageait avec moi cette passion des cartes et nous avions aussi tous deux en commun un besoin certain d'évasion qui me serait, à moi, donné l'an suivant sur les bancs du lycée. Besoin de se réaliser dans un autre univers que celui de nos parents, dans un univers rêvé, en toc mais nous ne le savions pas.
Le grand projet, nous l'aurions appelé le "Giro" si nous avions été un peu plus grands et un peu plus au fait de la réalité sportive. Nous voulions faire tous les deux le tour d'Italie en vélo. Inutile de dire que nous n'avions de vélo ni l'un ni l'autre, mais, à dix ans, on ne s'arrête pas à ce genre de détails. C'était décidé: une fois que nous maîtriserions suffisamment les informations nécessaires, nous partirions en Italie.
Nous avions commencé par rêver simplement, en lisant les noms de villes, connues ou inconnues, où nous passerions, Turin, Florence, Rome, Naples, Venise, Milan... Rien que de les dire, ces noms, suffisait à notre bonheur, comme si nous savourions déjà le plaisir d'y être. Mais comme nous avions tous deux en commun également un certain sens de la réalité, nous étions ensuite passés à l'étape suivante: la préparation raisonnée de l'entreprise.
La première tache concrète consista à calculer les distances à parcourir et à les découper en autant d'étapes nécessaires, étapes que nous raccourcissions dans les Alpes et rallongions dans les plaines. Les Alpes nous tracassaient bien un peu: comment allions-nous les franchir? Heureusement, je ne connaissais pas encore à cette époque Hannibal et ses éléphants, car j'aurais été capable d'intégrer les pachydermes dans nos moyens de locomotion (je crois que c'est à peu près le temps où je lus Le Tour du monde en 80 jours.) Mais on le sait, il n'y a rien de mieux qu'un rêve pour aplanir les difficultés (et pas seulement dans l'enfance!), et si les difficultés, ce sont des montagnes, eh bien on les aplanit de même.
Je crois que nous avions prévu un mois pour effectuer notre tour. Nous devions emporter dans des sacs à dos l'essentiel de ce qui serait nécessaire à notre survie. Il nous fallait cependant un peu attendre pour monter en selle car nous ne possédions, pas plus l'un que l'autre, un seul centime d'économie à placer dans l'entreprise. Mais cela ne nous attristait pas puisque, ainsi, nous avions tout le temps de perfectionner notre itinéraire. L'essentiel, mais nous le savions pas, c'était le rêve que nous faisions. Il ne se réalisa jamais, faut-il le préciser.
Je perdis ensuite Lakdar de vue. J'avais beaucoup de travail scolaire, je découvrais d'autres mondes, d'autres horizons, grâce au latin, grâce à la littérature, et le petit algérien n'en faisait plus partie. Je suis presque gêné de le dire aussi abruptement aujourd'hui mais c'est pourtant ainsi que cela dut se passer. Pourtant, pourtant, je ne crois pas que ce rêve fut inutile: l'amour des voyages, je l'ai gardé, l'amour de l'Italie n'a fait que croître à chacun de mes séjours, je n'ai pas pratiqué le vélo mais j'en ai avalé, des kilomètres, en voiture seul avec Pierre ou en car, charriant avec moi une soixantaine de têtes à former.
Et surtout, surtout, encore aujourd'hui, je ne peux apercevoir au milieu des autres livres le dos vert de cet atlas sans éprouver le besoin immédiat de l'ouvrir quelques minutes, de regarder la carte sur laquelle le hasard m'a fait tomber, de rêver comme autrefois sur les noms des fleuves, des régions, des villes lointaines, sans inévitablement revenir à la page de l'Italie physique et me retrouver assis dans le pré de ma grand-mère, au-dessus de la route qui menait au village, le bras de mon copain Lakdar appuyé contre le mien, serrés l'un contre l'autre pour mieux voir, nos épaules se touchant presque, absents du monde autour, parce que dans nos cheveux c'était le vent d'Ombrie qui soufflait de la mer.
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5 commentaires:
C'est très émouvant. J'aime l'idée que quelque part, ici ou ailleurs, Lakdar a lui aussi conservé ces jolis souvenirs de l'enfance...
moi aussi , n'ai longtemps fantasmé sur Atlas!! et n'aurais bien aimer explorer certaines contrées inconnues...
Chez moi il y avait un atlas très très vieux, enfin il me paraissait tel, et tellement grand et gros que j'avais du mal à le manier. Il devait être celui de grands-parents, ou figuraient d'immenses territoires blancs, avec la mention "territoires inconnus". En Afrique quelques morceaux épars, mais surtout...la totalité des terres à l'est de l'Europe.
C'est ce blanc immense qui me fascinait quand j'étais petite. J'ai compris plus tard en regardant la date d'édition : 1920. Les soviets étaient censurés, annulés ! Quand je pense que l'on s'indigna, plus tard aussi, en découvrant les 1ères falsfications de photos du régime stalinien !
10 ans. Encore un enfant et déjà si "riche". Et quelle chance tu as. Tes souvenirs sont si précis. J'aimerais bien retrouver les rêves de la petite fille de 10 ans et quelques mois ... Je regarde sa photo. Mais les rêves je les ai oubliés.
Christophe: Je me demande ce qu'il est devenu. Mais peut-être aujourd'hui n'aurions-nous plus rien à nous dire?
Le jardin des pommes d'or, je parie, piergil....
Le début de ton texte, c'est drôle,K.,m'a fait penser à un poème de Hugo que tu dois connaître: Aux Feuillantines. A cause du gros livre découvert sans doute.
Ah mais, Anna, comme dit l'autre: "Aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années". Je plaisante, bien sûr.
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