Certains matins, pas tous, certains, alors qu'il fait encore gris lorsque je débouche sur la rue de l'Abondance, au nom évocateur pour moi de Vésuve et de Campanie, j'aperçois, dans sa chambre au rez-de-chaussée, un jeune homme qui s'habille avant de quitter la maison.
Le plafonnier allumé dans la pièce me permet de bien l'observer. Oh! Je ne m'arrête pas, je suis voyant, pas voyeur. Pourtant, chaque matin, mon regard se tourne vers cette fenêtre particulière, comme m'attendant à un rendez-vous fixé ensemble, pour tous les matins de la semaine, par une sorte de complicité muette. Parfois, il n'est pas là, parfois oui.
Comment s'appelle-t-il? Steeve ou Martin, Lucas ou Arthur, ou bien, plus simplement, Paul ou Vincent? Peu importe, de même que je ne me soucie guère de l'atmosphère de sa chambre, un mélange sans doute de moiteur de la nuit et d'effluves d'eau de toilette pour son âge, dont, bien sûr, il aura exagéré la dose.
Je le vois torse nu au fond de la pièce, près de son placard à vêtements dont la porte, une fois refermée, présente sur toute sa hauteur un miroir en pied dans lequel il s'observe. Il a le corps d'un grand adolescent de dix-sept ou vingt ans, svelte et filiforme, à la taille gracile, pas encore homme accompli, pas encore pleinement épanoui.
Il contemple son corps, de face, en s'exerçant la moue ou le sourire, je suppose, de dos en se tordant pour apercevoir, reflétée dans le miroir, la courbe de ses fesses moulées dans un boxer noir. A quoi pense-t-il, dans ces instants-là? A quoi, moi, pensè-je, observant ce garçon qui s'observe. Jeu de miroirs, de profondeur. On pourrait croire un tableau de Magritte ou de Hopper. La lumière affadie de la pièce et celle, grise, de la rue rendent onirique cette échappée vers le secret.
Il se contemple, lui, heureux de son corps sans doute, ou avec le regret fugace de tel ou tel petit défaut, là sur la hanche ou vers le haut de la cuisse. Il rêve de garder cette minceur ou bien de s'étoffer les pectoraux, de se vieillir un peu dans le regard des filles. Il revoit peut-être ces mains de son amant qui, hier, se sont promenées sur son ventre plat, effleurant son duvet alors qu'il se cambrait sous le plaisir naissant. Un instant encore, il en retient la douceur.
Il a dans la tête toute sa journée et tous les possibles de l'avenir, toutes les portes qui, sans qu'il le veuille vraiment, s'ouvriront et se refermeront, tous les sentiers qu'il parcourra, sans se retourner, jusqu'à la première halte, chagrin, déception, départ à jamais, qui le forcera à s'arrêter et à constater que le chemin devient plus ardu et qu'il y pousse déjà quelques ronces.
Il ne sait pas tout ça. Moi seul, qui le regarde, je le sais. La fenêtre, mince épaisseur de verre, nous sépare mieux qu'un épais mur de pierres. Il est là, devant moi, à quelques centimètres, et je suis à des années lumière. Ces gestes, je les connais, ces désirs, ces appréhensions, ce doute de plaire et cette certitude de maîtriser ce jeu, je les connais.
Ce jeune homme qui se contemple dans le miroir est mon miroir à moi, celui que je fus et que je ne suis plus. Il est le dernier fils que j'aurais pu avoir et que je n'ai pas eu. Il est tous les possibles, naïf espoir de faire mieux et, lorsque mon avancée dans la rue ne me permet plus de le voir, je ne sais pourquoi, mon pas se fait plus léger ou bien tantôt plus lourd.
jeudi 2 octobre 2008
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
12 commentaires:
Il n'y a pas que moi qui suis mélancolique !
Pensé-je ? variante de pensai-je ?, vos compétences professorales vous inclinent sans doute à l'exactitude, je ne connaissais pas cette option grammaticale.
à ce compte là, y'aurait aussi "pensais-je?" mais en spécialiste des homo(phones)(8-O) dans le cas présent (interrogatif) j'incline pour "pensè-je?" en préférant l'accent grave plus doux à l'oreille ( ça c'est mon goût ;-) ...)
Merci, Piergil, pour le Magritte. C'est évidemment à celui-ci que je pensais en écrivant ce billet.
Je n'ai pas le temps, Totem, en ce moment, de rechercher dans mes livres actuellement, mais il me semble me souvenir que "pensè-je", effectivement avec un accent grave, est l'équivalent de "est-ce que je pense?", au présent, dans un registre plus soutenu, plus littéraire. Merci de votre intérêt à mes lignes.
Ce n'est pas de la mélancolie, Petrus. Simplement un regard lucide et sans tristesse sur la vie qui passe.
Etait-il, ce jeune homme, à bout portant ?
Là, c'est moi qui ne comprends pas ton commentaire, Nicolas.
Tous les matins, quand je me lève et que je regarde par ma fenêtre, en bas dans la rue, je vois un homme qui passe et ralentit, et, me tournant je dos, jette un long regard sur l’immeuble voisin.
Que contemple-t-il à chaque fois ? Mystère, je n'ai pas encore réussi à deviner. Cela m’intrigue. Mais quelque chose dans son port, sa démarche, son allure, m’attendrit.
Cet homme entre deux âges qui semble considérer la façade de l’immeuble en face comme un miroir est mon miroir à moi, celui que j’aurais aimé être et que je serai peut-être, si la vie me le permet. Il est le frère aîné que j'aurais pu avoir et que je n'ai pas eu. Il est mon espoir de faire mieux un jour, fenêtre entrouverte sur un devenir meilleur. Et lorsque son avancée dans la rue ne me permet plus de le voir, je ne sais pourquoi, je me retourne vers mon intérieur avec un sourire tantôt léger, tantôt ému.
Je crois qu'il vaut mieux ne pas comprendre, finalement :)
^^
Ce Magritte, "Not to be reproduced" (1937), est l'un de mes préférés de ce peintre.
Votre texte en porte - spéculaire de l'autre homme - le mystère et la vérité.
Lancelot, si je n'ai pas répondu à ton commentaire, c'est que je ne savais comment le faire. Ce jeu de miroir en profondeur m'émeut beaucoup mais ta transformation/gemellisation de mon texte, je ne l'ai pas comprise à la première lecture. Un peu de fatigue des neurones, sans doute. Sur ce genre de ressenti,il faudra que nous communiquions par mail, c'est mieux!
Merci de ce que tu dis là, si j'ai bien compris.
Nicolas, alors maintenant je comprends mieux!
Merci, Dominique, pour le titre de cette toile, que je ne connaissais pas et pour votre commentaire.
Enregistrer un commentaire