Part de sincérité, part de vérité, part de recréation, part d'invention pure dans l'évocation de nos souvenirs? Bien malin qui peut dénouer cet écheveau. Quelqu'un, je crois que c'est K., me disait en commentaire il y a quelques jours sa surprise devant la précision de mes souvenirs d'enfance alors qu'elle, elle les avait laissé fuir.
Peut-être, mais je suis bien certain aussi d'avoir oublié une quantité de détails, voire des pans entiers du passé. A comparer avec mes frère et sœur les souvenirs que nous avons en commun, des situations que nous sommes certains d'avoir vécues ensemble, je me suis rendu compte clairement de la différence dans ce qui est retenu par l'un ou par l'autre. Si la trame de l'histoire est la même, et encore pas toujours, les détails divergent très souvent, parfois radicalement, et chacun n'a retenu que ce qui l'avait le plus marqué, lui, ou ce dont il a pu faire un matériau pour se construire sans trop de souffrance. Ainsi me rappellent-ils quelquefois des souvenirs que j'ai totalement occultés, comme si je ne les avais jamais vécus, et inversement en ce qui les concerne.
Faire la différence aussi entre le souvenir directement mémorisé et celui que l'on a entendu raconter par un autre membre de la famille, parents ou grands-parents, histoire reprise à chaque réunion de famille, polie, arrondie, mise en bonne lumière et parvenue en fin de compte au degré suprême de l'épopée. Comment aborder ces souvenirs? Pour moi, je considère qu'ils ne m'appartiennent plus, qu'ils font partie d'une saga familiale non écrite mais fidèlement retranscrite oralement et, lorsque je les évoque, ne les considérant plus comme miens, j'y mettrais volontiers des guillemets.
Mais prenons un vrai souvenir, vrai de vrai, que l'on est sûr d'avoir vécu (et non pas rêvé, autre cas de figure), dont les autres confirment l'existence des faits et leur chronologie, sur lequel tout le monde est d'accord: cela s'est bien passé comme ça, à telle époque, à tel endroit, avec telle et telle personnes qui ont dit telle et telle choses. Un souvenir sans zone d'ombre, en pleine lumière. Est-on sûr, malgré tout, que le passage à l'écriture le rendra de façon intacte, sans changement?
Lorsque l'on écrit, on choisit. C'est aussi ce que j'apprends à faire à mes élèves pour une description: on ne peut tout dire, tout évoquer. On risquerait de lasser, encore davantage dans le souvenir personnel que dans la description. Alors, on sélectionne ce qui devrait intéresser, on laisse tomber des détails d'une trop grande banalité, dont l'explication n'apporterait pas grand chose et alourdirait le propos. Et déjà, ainsi, on mutile et pire: on interprète.
Mais raconter quelque chose qui nous touche, n'est-ce pas forcément interpréter? On discourt encore aujourd'hui sur le genre littéraire de l'autobiographie: Rousseau a-t-il été sincère dans ses Confessions? Tout le monde sait bien que non, que ce soit par volonté de plaire, de séduire, par oubli ou par silence volontaire. Alors qu'importe? D'autre part, le style choisi pour l'évocation du souvenir est lui, également, intrinsèquement, une interprétation: petites phrases courtes, pétant comme des cymbales, ou grandes périodes à volonté larmoyante ou oratoire, absence de verbes ou pléthore d'adjectifs, registre familier ou plutôt hermétique, chaque voie empruntée nous renvoie à une autre vérité, un autre aspect d'une même réalité.
Alors je crois que tout cela n'est pas d'une grande importance. Pour moi, l'essentiel n'est pas d'être vrai. Je considère cet objectif comme impossible à atteindre. L'essentiel, ce sont les textes, et au-delà même, les mots qui, une fois tracés, une fois tapés, échappent totalement à celui qui les a pensés, pour prendre une existence propre, mener leur vie de mots, de textes, frappant à des portes, s'installant dans des cœurs ou ne faisant que passer, transmis de l'un à l'autre sans que personne n'en soit plus réellement propriétaire. Un peu comme la saga familiale orale: la saga de ceux qui aiment le mot écrit.
mercredi 24 mars 2010
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9 commentaires:
En gros, la saga des blogueurs: des tribus à tradition scriptoriale ! Nous faisons partie d'une nouvelle ère !
Bien sûr, les blogueurs n'ont pas inventé l'écriture, mais la différence avec la communication via les livres, c'est que les claviers, et internet, rajoutent de la rapidité, de l'universalité, et, paradoxalement, une certaine forme d'intimité et de convivialité à la chose.
Très belle note bien entendu. Bisous à toi.
Conclusions naturellement évidentes si l'on est capable d'admettre que la subjectivité caractérise l'esprit humain, aussi honnête et scientifique cherche-t-il à rester. Nos mythes fondateurs doivent d'ailleurs leur génie à tous ces processus.
Je me souviens du propos d'un ami d'internat, revu (pour la dernière fois) des années plus tard. Il était hétéro, nous étions très amis et je l'aimais dans l'espoir qu'il m'accepte comme amant. Adolescent, je lui avais écrit des lettres sans équivoque. Un jour, alors qu'il m'avait invité chez sa mère, nous nous étions longuement embrassés dans son lit (le lendemain il avait décidé que je devais dormir dans le canapé). Nous ne nous étions pas revu depuis environ une huitaine d'années quand je le rejoignis dans la campagne de Chaource où il vivait avec son amie et leur bébé. Un soir nous discutâmes dans la cuisine. Quant il a conclu par cette phrase : "Tu t'es inventé des souvenirs". Il y avait manifestement un fossé entre nos deux vécus.
Et je t'épargne la masse de divergences qui m'ont séparé de mes parents dès qu'il s'agissait d'équilibrer un même souvenir ! Comme si un fils devait se plier à la version des ascendants...
Je terminerais par cette phrase, avouée dernièrement à mon psy : "je ne sais pas à quoi servent les souvenirs, notamment quand on est pas nostalgique".
Merci pour le compliment, Lancelot. Je suis d'accord pour l'intimité, même si cela semble paradoxal.
Bien sûr, Kab-Aod, que je revendique la subjectivité comme partie intégrante de la vérité, de ma vérité au moins. D'accord avec toi aussi pour les mythes fondateurs.
On ne peut pas se souvenir de tout, la mémoire est sélective, mais quand tu les couches, sur ces pages virtuelles, et peut-être éphémères, il y a quelque chose qui vibre, un coeur qui bat, un homme... Un voile qui se lève sur le passé, et qui vous met à nu. J'éprouve parfois un peu de pudeur à rentrer dans cette intimité, mais elle me touche toujours. Voilà pourquoi j'aime ce blog, et son auteur.
Est-ce que les souvenirs, du moins quand ils sont avérés, ne servent pas un peu aussi à mesurer le chemin parcouru ?
Merci, Upsilon. Merci aussi pour le contact photos.
Ou à découvrir ce qui reste pérenne au fond de nous, K.
Bien sûr que notre mémoire est sélective. Bien sûr que l'on n'écrit pas la vérité quand on raconte ces souvenirs, on raconte juste une version, et souvent, il y a des choses que l'on n'écrit pas, même si on les pense fortement. Je pense néanmoins qu'entre le dit et le non dit, on n'est pas très loin du compte de la vraie histoire, à condition d'avoir suffisamment de mémoire.
Je m'étonne aussi du fait que j'ai souvent plus de mémoire que la moyenne pour des événements que je pensais pourtant mémorables. Idem, je m'aperçois que la plupart des gens ont une mauvaise appréciation du temps qui passe.
Rien de plus subjectif que la notion du temps qui passe, Cornus. Le temps ne serait-il pas le même pour tous?
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