Le dimanche parfois, ils font le voyage jusqu'à leur ancien village, celui de son enfance, celui où dorment les deux caveaux de famille, avec un père dans chacun, son géniteur dans le plus vieux, où reposent également sa grand-mère et quelques-uns des adultes qui ont façonné ce qu'il est aujourd'hui, son "éleveur" dans l'autre, construit plus récemment, où sa petite sœur fut mise un jour d'un beau début d'août dont elle ne vit jamais la fin.
C'est devenu une sorte de rituel. Avec sa sœur, la survivante, ils n'ont pas besoin de se le dire, ils savent quand le temps est venu d'y retourner, comme les oiseaux migrateurs connaissent le temps d'entreprendre leur long voyage d'exil. Un dimanche, on mange et après le café on s'en va. Pour lui, la visite n'est pas mélancolique, ni triste. Il n'a jamais éprouvé ce genre de sentiments face à l'une ou l'autre tombe. Il n'a jamais éprouvé aucun sentiment face à quelque tombe que ce soit, sauf celle de son compagnon de vie qu'il n'a pas recouverte d'une lourde dalle de granit, comme la presque totalité de ses voisines, où la terre apparaît à nu et nourrit une lavande qui n'en finit pas de prospérer, où il eut envie un jour de se coucher et de ne plus se relever.
Sur le vieux caveau, les noms se sont effacés jusqu'à n'être presque plus visibles. A quoi servirait d'ailleurs de les repasser à la peinture puisque qu'à part à lui, ils n'évoquent plus rien à personne ? Qui se souvient de Clémence et d'Antonin? Qui, après lui, se souviendra de Pierre, son père, ou de l'aïeule Augusta, sa grand-mère qui lui fit tant de confidences avant de mourir? Plus jamais la dalle ne serait soulevée. Qu'ils reposent en paix maintenant.
L'autre caveau non plus ne l'accueillerait pas: il resterait en exil, à Lyon, en terre étrangère, mais près de celui qu'il a aimé trente-trois ans et qu'un foutu cancer du cerveau a fini par lui arracher, en faisant un légume avant de le tuer. Sa mère serait la dernière à rejoindre cette cave bétonnée. Lui serait en pleine terre et sans rien dessus que des fleurs, dites-le bien à tous.
Quand il a fini de nettoyer les dalles, d'arroser les plantations et d'en extraire quelques mauvaises herbes tenaces, il se retourne vers la vallée, vers ce paysage qui lui sera son seul regret dans la mort. D'abord les prairies, grasses, où il a toujours vu un troupeau de vaches près de la grosse ferme, et le bois, minuscule, un gros bosquet d'arbres en rond que, dans son enfance, on appelait le "bois l'agneau", sans doute à cause du nom d'un ancien propriétaire mais qui s'était transformé, dans sa tête d'enfant, en lieu privilégié de fables où les loups s'en donnaient à cœur joie. Tout au fond, barrant l'horizon, une ville dont le blanc éblouissant des deux flèches de l'église principale lui a souvent servi de point de repère ou de point d'encrage, quelque chose qui lui disait qu'il était vraiment chez lui. Aujourd'hui, une des deux flèches a été démolie par mesure de sécurité: elle menaçait les passants et les forains du marché, le dimanche, sur la place en dessous, et la consolider eut été trop onéreux pour la commune aux finances peu florissantes. Il se sent un peu boiteux quand il la regarde et préfère, plutôt que s'en émouvoir, considérer qu'il est en train de jouer au jeu des sept différences.
A l'heure où ils se rendent au cimetière, en début d'après-midi, la lumière éclabousse toujours cette vallée, laissant au contraire dans l'ombre les premiers contreforts du Pilat, de l'autre côté. Sa famille descend de ces hautes collines boisées, toujours un peu mystérieuses, dont les grands essarts se teintent, à l'automne, d'un tapis de bruyères uniforme. Au sommet, sur un promontoire chauve se dresse l'antenne du relais de télévision, visible de ce côté comme de celui de la vallée du Rhône, au pied de l'autre versant.
La dernière fois où ils sont allés sur les tombes, il n'a pas voulu rentrer à Lyon par son itinéraire accoutumé qui les conduit immanquablement dans le village de ses jeunes années, là où il a vécu avant les autres, avec sa grand-mère maternelle, Augustine, qui l'a élevé parce que sa mère venait d'avoir deux autres enfants trop rapprochés et que l'épicerie-buvette-jeu de boules qu'elle tenait avec son nouveau mari , l'éleveur pour lui, l'occupait déjà plus qu'à plein temps. La maison où il avait vécu ensuite avec toute la famille, au décès de la vieille dame, avait été rasée elle aussi depuis longtemps pour couper un virage dit dangereux et aménager à la place un terrain de football. Il aimait encore faire ce crochet parfois mais seul, sans sa mère qui, avec l'âge, avait tendance à ressassé éternellement les mêmes souvenirs.
Il est descendu dans la vallée et remonté de l'autre côté, empruntant une route en lacets que personne, hormis les quelques habitants des fermes disséminées sur les premières pentes, n'emprunte plus. Il n'a pas expliqué pourquoi à sa mère et à sa sœur. C'était à lui, une sorte de pèlerinage que les autres ignoraient. Tant pis si sa mère, à la fin du voyage, éprouvait une légère nausée due aux virages trop fréquents.
Cette route, qu'un pompeux panneau a baptisé aujourd'hui du qualificatif ridicule pour lui de "panoramique", il ne l'a pas reprise depuis ses dix-huit ans. Il la redécouvre à chaque tournant, à chaque plongée dans les bois bordées de hautes fougères, à chaque échappée sur le versant qu'il vient de quitter et même plus loin, au-delà du crêt qu'il franchissait à pied pour aller à la messe. Le paysage n'a pas beaucoup changé. Mais il ne retrouve plus l'aspect sauvage qui lui plaisait tant dans sa révolte d'adolescent: des maisons se sont construites un peu partout, orientées n'importe comment selon le sens de la pente, de petites habitations individuelles abritant une famille modèle d'heureux consommateurs formatés. De temps en temps, une ancienne ferme a survécu à l'invasion, anachronique, pataude, grossière au milieu des pavillons clés en main.
Il la parcourait, cette route de collines avec son solex, heureux de pouvoir échapper quelques heures à la lourdeur familiale, même si les efforts pour faire avancer l'engin dans les côtes lui brisaient les reins et tétanisaient les mollets. Il la parcourait pour être seul, en communion avec la noirceur des sous-bois, pour avaler goulûment par la bouche et le nez toutes les senteurs humides des végétaux en putréfaction. Il aimait être surpris par une odeur, être saisi par un brusque courant d'air froid, comme soufflé de l'antre inaperçue d'une de ces dames blanches dont on disait autrefois ces bois habités. En voir apparaître une au bord d'un chemin ou près d'une source cachée sous un rocher ne l'aurait pas surpris plus que ça. Il n'était plus dans la réalité. Dans son rêve éveillé, tout devenait possible.
Ce contact des bois, des sources, des bruyères, de l'humus, le protégeait, le sauvait. Peu auparavant, à la piscine, au moment de l'épreuve du bac, il avait eu une drôle de réaction cutanée. Son professeur, inquiet, lui avait conseillé d'en parler à ses parents et de voir un médecin. Celui qu'il avait consulté avait diagnostiqué une syphilis au deuxième stade, suffisamment grave et avancée pour nécessiter des années de traitement par injection, mais cela, il ne le savait pas encore. Le praticien lui avait promis la discrétion vis à vis de ses parents et avait tenu parole: pour eux, on avait parlé de maladie du sang nécessitant ces nombreuses piqûres à intervalles rapprochés.
Ce jour-là, le ciel s'était effondré sur lui. Il s'était senti pourri de l'intérieur, vicié jusqu'à l'os, un rebut, un déchet. Comment concevoir un avenir avec une telle chaîne à traîner à ses pieds? Comment pratiquer dorénavant une sexualité qu'il avait encore beaucoup de mal à assumer dans sa gourmandise effrénée?
La maladie lui était vite apparue comme une punition céleste, une façon de le remettre dans le droit chemin, un avertissement puissant contre ses pratiques hors norme: sans doute Dieu n'aimait-il pas que l'on trouve du plaisir, un plaisir intense, avec un autre soi-même, qu'un garçon caresse un garçon et que tous deux, après l'orgasme, s'étendent pantelants en se tenant la main pour s'endormir un peu?
Mais ces pensées torturées ne l'avaient pas achevé. Au contraire, elles le conduisirent à la révolte: si Dieu ne comprenait pas, alors Dieu était un imbécile! Cette opinion fut d'ailleurs, l'année suivante, confortée par la mort accidentelle de sa petite sœur. Si la société et la religion le mettaient au rang des parias, eh bien, qu'il soit un paria, mais fier, violent, arrogant. Il acceptait ce qu'on faisait de lui mais voulait modeler le personnage à sa guise. Et rien ne l'aidait davantage dans cette entreprise que ses longues heures dans les bois avec son solex. Plus tard, bien plus tard, il allait se réconcilier avec lui-même.
Voilà ce qui l'a fait choisir ce dimanche-là ce chemin du retour et qu'il ne pouvait révélé à personne. Quelque part, au fond de lui-même, il avait envie d'en sourire: assagi, serein, bon fils et bon camarade, avait-il portant vraiment changé? Sa solitude fière, il la portait toujours en lui, il aimait la sentir s'émouvoir souvent, se révolter encore parfois et le loup qui vivait sous sa peau n'était pas encore près de rejoindre la meute.
lundi 14 septembre 2009
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4 commentaires:
Ah oui, mais cette fois, le loup, j'imagine qu'il n'avait pas son solex !
Encore une note qui interpelle par trop de détails (notamment ta réflexion sur Dieu, sur la fin) pour pouvoir tout commenter. Mais une promenade bien agréable, le long de cette route "panoramique".
Le lundi, Kranzler va au lit à 21 heures... Des Tatankas, en attendant demain.
Longue nuit, Signore tedesco.
Une route panoramique (finalement c'est bien l'adjectif qui convient) qui permet d'apercevoir le chemin parcouru.
Mon solex, Lancelot, a été lâchement abandonné par mes parents au cours d'un de leurs déménagements. Je leur en ai voulu longtemps.
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