mardi 17 août 2010

Anna, tout simplement

Je viens de tromper George. Pour la première fois, j'ai trompé mon mari et je n'en éprouve aucun remords. Il a fallu vingt-cinq ans de mariage pour que je succombe. Vingt-cinq ans de passion, de soumission, de rêves à deux puis seule, vingt-cinq ans pour comprendre que j'existais aussi ailleurs que dans son ombre, que dans l'écho de sa voix. Il aurait pu me garder, il y avait si peu à faire pour que je reste à jamais la douce épouse obéissante, souriante et fade dont on dit, quand on la croise dans la rue: "Ah! Mais c'est chère Madame Wisley. Vous savez, l'épouse du docteur Wisley, le célèbre pneumologue. Quel beau couple ils forment, ces deux-là!" Quand on me voit, ce n'est pas moi que l'on aperçoit, c'est la notoriété de ce cher Docteur qui, pourtant, comme les autres, n'est jamais parvenu à guérir un cancer du poumon à petites cellules. Oui, il n'avait pas grand chose à faire pour me garder. Mais il était si sur de lui. Et de moi.

Cette chambre de motel, elle est ignoble, sans doute, avec son grand lit rouge et son fauteuil de la même teinte, sa table de nuit où, malgré les efforts du personnel de service, on distingue toujours les traces de brûlure des cigarettes de clients précédents. Combien de couples illégitimes sont-ils passés déjà au Western Motel, pour une seule rencontre, brève et décevante ou folle, ou bien régulièrement, pour abriter des corps à corps fougueux et minutés, parfois pour la nuit, en ultime cadeau? Combien de femmes, ou d'hommes, se sont-ils assis là où je suis, devant la baie vitrée dont les rideaux jaunes, une fois tirés, inondent la pièce d'une réverbération dorée? Combien, parmi eux, savaient, comme je le sais moi, que, dans le théâtre antique, le jaune est la couleur de la courtisane, de la convoitise?

Elle est ignoble et je m'y sens bien, en cet instant où les valises sont prêtes et attendent au pied du lit qu'il vienne les chercher pour les mettre dans le coffre de sa voiture. Je ne rentrerai pas chez moi, je ne partirai pas avec lui. Lui, il m'a servi à moi, à me décider, à être sûre de ce que je voulais. Je ne l'aime pas, comme je n'aime plus l'autre. Je n'ai que faire de l'amour en cet instant. Cet homme, dont j'ai déjà oublié le prénom, Peter peut-être, ou bien Steeve, mais quelle importance?, cet homme vient de me combler comme jamais je ne l'ai été. Mais ce ne sont ni ses mains aux phalanges de poils noirs, ni sa langue vorace et inquisitrice, ni son sexe trapu mais volontaire qui m'ont fait chavirer: la sensation d'être libre, enfin, libre et responsable. J'en aurai hurlé de bonheur.

Et lui a cru que tout venait de lui! Maintenant, mon corps est calmé. Qui me verrait assise sur ce lit, dans une posture sage et presque intimidée,ne pourrait imaginer les draps froissés, les cuisses écartées et les sueurs mêlées de la nuit. Curieusement, les monts, de l'autre côté de la route, ressemblent à mon corps si je m'étendais à nouveau sur le couvre-lit: des courbes sages et tranquilles qui ne palpitent plus, qui ne se battent plus pour enserrer l'autre, de la peau qui frissonne sous la première caresse du soleil levant.

Je ne rentrerai pas. Je ne sais encore où j'irai, mais même ce sentiment d'insécurité quant à l'avenir immédiat, mon avenir, me plaît. J'ai demandé à l'homme de me conduire à l'aéroport le pus proche. Je le lui ai demandé pendant le petit-déjeuner. De surprise, il en a renversé son verre de jus d'orange sur le drap. Que s'imaginait-il? Que j'allais quitter George pour finir ma vie avec lui? Mais ma vie, je ne la finis pas, je la commence. Elle est née, ma vie, dans la décision de cette nuit, prise pendant l'accouplement, alors même que mon corps gémissait sous les coups de boutoir de mon partenaire. Il a eu la décence de ne pas poser de questions, de ne pas essayer de me faire changer d'avis. Simplement, dans la façon dont il m'a regardé en sortant de la pièce pour aller régler la chambre, j'ai compris qu'il m'avait déjà catalogué dans la catégorie des putains.

Mais qu'importe, n'est-ce pas? Dans quelques heures, je serai dans un avion pour je ne sais où, assise à côté de quelqu'un que je ne connaîtrai pas et qui ne me connaîtra pas, avec qui, peut-être, j'échangerai quelques mots anodins sur la beauté du spectacle d'en bas ou le mauvais whisky que l'on nous aura servi. Personne ne saura, dans cet avion, que je suis Anna Wisley, l'épouse de ce cher Docteur Wisley qui aura peut-être déjà découvert à ce moment-là que je ne reviendrai plus. Comment va-t-il s'y prendre pour expliquer mon départ tout en tâchant d'éviter le scandale? Je voudrais être mouche...

Mais qu'en ai-je à faire après tout? Je suis libre. J'ai mis ce matin ma robe rouge, peut-être à cause de la couleur du lit, peut-être parce que je sens en moi mon sang qui recommence à circuler, parce que le rouge fait ressortir la pâleur de ma peau et la blondeur de ma chevelure, ou simplement parce que c'est avec cette robe-là que j'ai la plus belle poitrine. Je ne veux pas plaire, je veux me plaire à moi, me séduire, me reconquérir comme lorsque j'étais enfant et que j'essayais de surprendre ma beauté en me retournant brusquement vers un miroir. Je suis libre et le soleil se lève. Maintenant, pour tous, je ne serai plus qu'Anna. Anna, tout simplement.

( D'après le tableau d'Edward Hopper, Western Motel, 1957)

6 commentaires:

  1. Créer une page de vie à partie d'une simple "image", si propice à déclencher l'imagination soit-elle, tu fais ça tellement bien. C'est l'embarquement immédiat ! J'aime beaucoup.

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  2. J'ai réellement adoré cette nouvelle, le ressenti et le cheminement de cette femme très juste jusqu'à la fin. Bravo.

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  3. Presque parfait. J'aurais été déçue si à la fin, elle quittait son cher époux. Je souris quand même pour le "sexe trappu" !! et les "phalanges de poids noir" ? Madame Wisley aime encore George, mais elle n'est plus amoureuse de lui ...

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  4. Merci, chers Bretons réunis!

    Mais, Anna, elle le quitte à la fin. La dernière phrase de ton commentaire demanderait à être expliquée: tu m'envoies un mail, stp?

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  5. Des Anna, j'en ai connu, j'en connais, mais le plus souvent, elles ne se sont pas émancipées.
    Bravo.

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  6. Je ne me prononce pas, Cornus, n'en ayant pas dans mes connaissances directes!

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