mercredi 6 juillet 2011

A la manière de (fin)

Holmes indiqua notre destination au cocher du fiacre à voix basse de sorte que je n'entendis rien. Il jouait à son jeu favori, le chat et la souris. Bien que je sois son équipier, il s'amusa aussi à me faire languir un peu. En chemin cependant, il me donna d'autres renseignements:
- Après ma visite à Scotland Yard, je me suis rendu à la banque de Stonehill. J'ai interrogé plusieurs de ses collaborateurs et employés. Ils ont été stupéfaits du terrible drame. Ils le décrivent comme un homme droit, strict, très réservé mais généreux, non dénué de flegme ni d'humour. Il était effectivement le mécène d'artistes mais aussi le parrain du jeune étudiant indien, le fils de son ami le Maharana. Il avait servi dans l'armée des Indes plusieurs années auparavant, au Rajasthan; lors d'événements sanglants. Il a gardé de cette époque un vrai lien d'amitié avec le Maharana de Jodaïpur. Il lui a accordé, il y a un an, un énorme prêt d'argent pour la construction d'une voie de chemin de fer reliant Jodaïpur à Jittaïpur. Il participait également au financement d'une école de Jodaïpur sur ses fonds propres.
Un détail important: la chevelure blonde du défunt était tout à fait "normale" la dernière fois que ses collaborateurs l'ont vu, le matin du décès. Le sommet de son crâne n'était pas dégarni, contrairement à ce que j'ai pu constater à la morgue.
Puis je suis allé rapidement au Royal Collège pour interroger le jeune filleul hindou de Lord Stonehill. Il a été très affecté par la triste nouvelle. Selon ses dires, le bouton de manchette en argent gravé d'un signe hindou n'est pas rajpoute. Il ne provient pas du Rajasthan et n'appartient pas à Lors Stonehill. A son avis, l'emblème frappé sur ce bouton d'argent est bengali et provient du Bengale occidental.
Pour terminer, je suis allé à l'entrepôt de Millibank Embankment où j'ai eu la chance de rencontrer Peter Stonehill et son régisseur. Le frère du défunt déclare ne pas avoir encore revu son frère depuis son retour à Londres. Ce fait confirme les dires de Victoria Stonehill. La gouvernante aurait-elle mal compris les propos de Lord Stonehill? "Chez son frère" signifiait peut-être au salon de thé du magasin de son frère? Tout ceci est fort intéressant, n'est-ce pas, mon cher Watson?
- Absolument! Je pense avoir parfaitement compris où nous allons maintenant. Vous me proposez une ballade fluviale, n'est-ce pas, cher ami? répondis-je en riant.

Le cab nous déposa sur les bords de la Tamise, dans une nappe de brouillard. il faisait froid. La nuit était tombée. Le commissaire Lestrade et ses hommes étaient là, tapis dans l'ombre, prêts à se déployer pour l'intervention. La lueur de lampes tempête accentuait l'ambiance surréaliste de l'instant. L'équipe de policiers perquisitionna le domicile et l'entrepôt de Peter Stonehill. Au même instant, sur l'autre rive, une autre équipe perquisitionnait le domicile du régisseur. En voyant arriver les policiers de Scotland Yard, le régisseur tenta de fuir mais il fut rapidement appréhendé par la police. Il fut conduit au commissariat pour un interrogatoire et une mise en garde à vue. Peter Stonehill réussit à s'enfuir à bord d'un bateau amarré sur les docks de son entrepôt. Un avis de recherche fut lancé contre lui. La police l'arrêta deux jours plus tard, in extremis, alors qu'il embarquait sur un navire prêt à lever l'ancre à destination de Bombay.
Le turban fut la première pièce à conviction retrouvée dans la chambre de Peter. Le jeune hindou reconnut formellement le turban de soie que son père avait offert à Lord Stonehill. Ce turban était surmonté d'un rubis étoilé d'une grand valeur, l'Oeil du Tigre. La pierre birmane certifiée fut facilement identifiable par un gemmologue averti. La deuxième pièce à conviction, l'arme du crime, fut le poison, le Najanarius, enfermé dans un pilulier indien en plomb découvert au fond d'un tiroir de Peter Stonehill. Le chimiste fit l'analyse spectrale du contenu de la petite boîte de métal et permit d'identifier le poison.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à Scotland Yard. Le brouillard se dissipait lentement, le temps s'éclaircissait enfin, laissant paraître quelques rayons de lumière dans le ciel d'hiver. Dans le bureau de Lestrade, Holmes détailla enfin tous les éléments de l'enquête qui lui avaient permis de démasquer les coupables.
- La corde de pendaison était usagée, semblable à un cordage de bateau. Les minuscules algues incrustées sur celle-ci indiquent que la corde provient d'un rivage, comme les quais de la Tamise. Le nœud de la corde est effectivement un nœud plat, double, mais fait par un droitier. Or William Stonehill était gaucher. Ses vêtements portent de nombreuses traces de salissures, confirmant le fait qu'il a eu des troubles digestifs juste avant son décès par empoisonnement.
Il portait une chemise avec deux boutons de manchettes qui ne ressemblent en rien à celui que j'ai ramassé dans le recoin, près de la bibliothèque. Le filleul de William a déclaré que le motif n'est pas rajpoute mais bengali. Or William avait été au Rajasthan. Son frère en revanche revenait du Bengale occidental. Le régisseur a perdu son bouton de manchette le jour du crime, en allant chercher l'échelle. Il ne s'est aperçu de rien car le bruit de la chute a été étouffé par le tapis. L'autre bouton, identique, a été retrouvé à son domicile.
Peter a empoisonné le thé de William avec le Najanarius lorsque celui-ci est allé lui rendre visite chez lui, ainsi qu'il l'a dit à la gouvernante. Lord Stonnehill n'informait jamais cette femme de ses allées et venues et celle-ci lui apportait quotidiennement le thé à dix-sept heures. Exceptionnellement, ce jour-là, le voyant affecté, elle lui en a proposé et elle a ainsi obtenu une information cruciale qui a permis de confondre le coupable.
Personne n'a vu arriver Peter Stonehill et le régisseur au 12 Kensington Road à cause du brouillard très dense et du peu de luminosité à cette époque de l'année où la nuit tombe tôt. De plus, William était seul chez lui. Afin de ne laisser aucune trace dans la maison, les deux intrus ont entouré leurs chaussures de sacs en tissu qu'ils utilisent comme petits ballots pour le thé, et ils ont mis des gants. Il était plus facile et plus rapide d'être deux pour suspendre le corps inerte à la poutre du plafond. Peter avait besoin d'un complice: le régisseur, son acolyte. L'échelle était à terre, sous le corps, d'après Lestrade. Si William s'était pendu lui-même, il n'y aurait pas eu les traces que j'ai pu observer à la loupe sur la poutre en bois verni. J'ai constaté la présence de traces de frottement important verticales, perpendiculaires au grand axe horizontal de la poutre, donc de bas en haut. Par conséquent, ceci indique que le corps a été hissé par quelqu'un. Ils savaient que Victoria serait absente et que la gouvernante allait chaque jour faire les courses à cette heure-là. Ils ont suivi Lord Stonehill et ont attendu que le poison fasse son effet funeste. Ils ont épié la maison et se sont introduits par la porte d'entrée, tout simplement. Ils ont trouvé le corps gisant de William sur le tapis, dans le bureau. Il ne leur restait plus qu'à lui passer la corde au cou et à le hisser. Dans le contexte de difficultés que traversait le banquier, son frère a pensé que le moment était propice pour camoufler son crime en suicide.
En ce qui concerne le Najanarius, c'est un poison violent encore à l'étude et donc non détectable par les tests chimiques actuels dans le corps des victimes. Par contre, les chimistes savent l'identifier à l'état naturel. Les symptômes qu'il provoque ressemblent à ceux des empoisonnements à l'arsenic, mais la chute importante et rapide des cheveux est un signe particulier qui doit faire penser au Najanarius. Peter Stonehill s'est procuré ce poison en Inde: il est assez répandu dans ces contrées mais encore très peu connu en Europe.
Le turban est élément important de l'enquête. En aucun cas, Lors Stonehill n'aurait donné ce turban à son frère. Ce couvre-chez symbolisait une marque d'amitié et avait une connotation affective suite à son séjour au Rajasthan. Peter Stonehill connaissait son existence et savait exactement ou William le rangeait. Il l'a volé dans le tiroir du bureau le jour où il a maquillé le meurtre de son frère en suicide. C'est la vengeance de l'Oeil du Tigre: le crime sera puni.
D'après les informations recueillies, Lord Stonehill a refusé un prêt financier à Peter lorsque celui-ci s'est installé en Inde pour acheter une grande plantation de thé sur les contreforts himalayens, au Bengale, dans la région de Darjeeling. Peter a toujours convoité la femme de son frère et son attitude ambigüe et tendancieuse déplaisait fortement à, William. Néanmoins, il maintenait les relations avec lui, par esprit de famille sans doute. Depuis leur enfance, leurs deux caractères très opposés expliquaient leur difficile entente. Peter a toujours été très jaloux, et tout particulièrement de son frère. Le mobile de son crime est donc la jalousie.

Bien que Peter Stonehill ait acheté la complicité et le silence de son régisseur, celui-ci passa rapidement aux aveux lors de son interrogatoire. Ses déclarations confirmèrent les déductions de Holmes. Les deux coupables furent confondus et écroués. Holmes fut satisfait: notre enquête avait rapidement abouti, en vingt-quatre heures. En sortant du tribunal, Victoria Stonehill, toute de noire vêtue, passa à proximité de nous. Elle nous salua d'un signe discret de la main et nous adressa un très léger sourire. Alors qu'elle s'éloignait pour monter dans un fiacre, mon ami et moi nous regardâmes sans rien dire. L'ombre d'un doute nous avait effleuré l'esprit. Lord Stonehill aurait-il eu dans son entourage deux proches aux intentions criminelles? L'un d'entre eux avait-il devancé l'autre dans ses noirs desseins? Avions-nous correctement cerné toute la complexité de l'énigmatique lady Stonehill?

Nous ne savions pas ce jour-là que notre chemin allait croiser de nouveau celui de la belle veuve en noir, quelques mois plus tard, dans l'affaire du mystérieux enlèvement du Professeur Dukety-Jones. L'étrange disparition de l'archéologue au début de l'été 1898 déclencha l'une des enquêtes les plus longues et les plus difficiles que nous ayons menées.
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10 commentaires:

  1. Je suis impressionnée. J'en suis sans voix.

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  2. Erin: j'espère que l'arsenic n'y est pour rien!

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  3. Eh bien bravo même si sans les indices précis, je me suis très tôt douté de l'identité du meurtrier.
    Et merci pour ce partage "pirate".

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  4. Cornus: c'est donc ton tour, maintenant?

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  5. Merci de nous avoir fait partager le texte de ton élève. Il ou elle est surprenant pour son âge, sur quelle durée a porté ce travail ?

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  6. Ah mais mon cher Calyste, je suis déjà en train de rédiger un feuilleton, mais ce n'est pas du tout une fiction et cela ne figurera pas sur mon blog, ou alors des petits morceaux comme ça en passant.

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  7. Quel talent d'imitation de ce style de whodonit, jusqu'au côté étouffe chrétien des explications finales interminables !

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  8. Karagar: dans les moindres détails!

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  9. Oui, c'est très impressionnant, et je suis bien d'accord avec Karagar sur les explications finales.
    Combien il a eu , 20 ? Honnêtement, le sujet étant "à la manière de...", je dois avouer, à mon humble niveau, que ça frise la perfection. On peut reprocher au texte effectivement des longueurs, un souci du détail technique qui parfois ralentissent le récit, mais Conan Doyle écrivait de la même façon, ce qui faisait partie du charme du genre, d'ailleurs.

    Au fait, j'y pense, c'était peut-être pas noté ?? Mais tu lui as dit quoi ? et c'est quel profil d'élève, en temps normal ? Brillant ou non ? Je suis dévoré de curiosité...

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  10. Lancelot: c'est effectivement un bon élève, un peu tout fou et grand bavard.

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