J'étais encore à une dizaine de mètres d'un groupe de trois personnes quand j'entendis une des femmes s'écrier: "Mais c'est lui! Oui, oui, c'est lui!". En m'approchant, je reconnus enfin Francine, l'employée de Patrick, un des deux associés qui tenaient la brasserie. J'en connais certains qui se disent depuis le début: mais qu'est-ce que c'est que cette histoire? Comment lui, peut-il fréquenter un patron de brasserie, au marché-gare en plus? Lui qu'on voit mieux dans une bibliothèque avec un livre à la main qu'au milieu de routiers s'envoyant leur douzième pastis au bar en attendant d'ingurgiter une choucroute royale. Eh bien, vous vous trompez sur moi, comme tout le monde. Il m'est déjà arrivé de me trouver au milieu de solides conducteurs, à boire un pastis (bon, d'accord, pas un douzième) et de ne pas m'y sentir si mal que ça. Et il n'y a dans ma dernière phrase aucune allusion libidinale, qu'on se le dise!
Voici donc l'explication: avant d'être empoisonnés par une chaîne de restauration collective, nous avions notre propre cuisinier au collège. C'était Patrick et l'une de ses aides était Francine. Si nous ne faisions que les croiser la plupart du temps, nous avions tout le loisir de les apprécier le mercredi midi, où aucun élève ne déjeunait au self. Nous étions alors une dizaine de personnes, quelques profs et des membres du personnel, à occuper la petite salle. Mais auparavant, il y avait l'apéritif à la cuisine. Nous passions à table autour de treize heures. Le repas était toujours copieux et Patrick en profitait pour nous faire tester ses nouvelles recettes, presque toujours réussies. Après le manger, nous avions droit au digestif, une vieille gnole planquée derrière les chambres froides, qu'aucun service vétérinaire ne parvint jamais à découvrir. Inutile de préciser l'état de chacun de nous quand il fallait regagner nos pénates, aux environs de quinze heures. Ces repas du mercredi sont parmi mes meilleurs souvenirs au collège. Il y avait un homme de ménage asiatique, difficilement compréhensible surtout quand il avait un peu bu, l'homme de la plonge: un noir du Sénégal, deux étudiants australiens venus passer quelques mois chez nous dans le cadre d'échanges, le jardinier, deux profs de gym et moi. Ne manquait qu'un américain pour que les cinq continents soient représentés.
Lorsqu'on proposa à Patrick de devenir un réchauffeur de plats préparés ailleurs, il refusa, en toute logique, et décida de partir. Francine le suivit dans cette brasserie du marché de gros. Nous allâmes, Kikou et moi, déjeuner chez eux deux ou trois fois mais, bien sûr, les liens se dénouèrent peu à peu. Aussi hier personne ne s'entendait-il à ma visite, même pas moi. Patrick, remonté de la cave suite aux cris poussés par Francine, en lâcha son tablier de surprise et me regarda avec de gros yeux si ronds qu'on aurait dit une mimique de théâtre. Moi, j'étais heureux de les revoir et surtout heureux de leur surprise et de la joie que leur procurait ma venue.
Mais la dernière surprise, c'est moi qui y eus droit. On m'emmena en voiture jusqu'à pas très loin, toujours dans le même quartier et on me fit visiter leur nouveau nid: une brasserie dont, à tous les deux, ils viennent d'acheter le fond et qu'ils ont déjà ouverte vendredi. Coquet petit endroit, moins grand que le précédent mais plus convivial. Je sentais en eux une immense fierté de me promener à travers les tables jusqu'à la cuisine et aux toilettes. C'est sûr: je vais y venir déjeuner, avec Kikou j'espère.
J'aime ces imprévus-là. Partir dans un jour gris pour visiter le fantôme de ce qui fut un des lieux les plus vivants de Lyon, son ventre comme aurait dit Zola, et rencontrer tour à tour un vigile intelligent, deux jeunes qui aiment leur travail pourtant pénible et ce couple de gros tourtereaux heureux comme des gamins de montrer leur nouveau jouet, moi, ça me plaît. Et je n'ai même pas râlé en découvrant que la station vélov de la patinoire Charlemagne était en panne. J'ai remonté tout le cours, jusqu'à la place Carnot, photographiant au passage l'église Sainte Blandine, fort bien mise en lumière. Et hop, retour à la maison pour me préparer pour le soir: j'avais rendez-vous. Avec un chanteur mexicain!
Super récit dans le ventre de Lyon.
RépondreSupprimerMerci !
Bises, J.