samedi 31 octobre 2009

Comment dire?

Comment dire à quelqu'un qu'il vous a touché, profondément par ses mots, par les clins d'œil délicats, les situations évoquées dans son écrit, par tout ce qu'il a compris sans qu'il soit besoin du langage. Comment le dire sans paraître mièvre ou sentimental?

Comment dire à quelqu'un qu'il vous a touché par le plaisir évident qu'il avait à manger votre premier gratin de pommes de terre et votre premier rôti de porc, parce qu'on a trouvé ce repas excellent et que vous aviez peur de ne pas être à la hauteur? Comment le dire sans paraître prétentieux ou quémandeur de compliments?

Comment dire qu'un coup de téléphone juste pour un salut, un bonsoir plein de sourire, une main agitée depuis la rue, quelques mots vrais que rythme le souffle dans l'effort, vous émeuvent par le goût unique qu'ont les choses simples?

Comment dire merci pour une invitation au voyage, au restaurant, sur les tombes de gens inconnus mais qui comptent pour les autres, pour l'acceptation d'une famille face à un étranger, pour la gentillesse d'une nièce? Comment le dire simplement, sans cérémonie parce qu'on veut que les autres le sachent?

Qu'il est donc difficile de dire que l'on est bien! Comme les mots viennent plus facilement pour parler du malheur ou de la peine! Je me retrouve seul ce soir dans mon appartement, à mon bureau, face à l'écran éclairé, avec, dans le coin de l'œil gauche, une photo encadrée de quelqu'un qui me sourit, dont le sourire ne me quitte plus depuis quatre ans. Je suis bien. Les jours passés, aujourd'hui encore, ont été riches de rencontres, d'échanges, d'enrichissement d'amitiés établies. J'étais bien. Je tenais à le dire, à tous et à moi-même. La vie, c'est beau.

vendredi 30 octobre 2009

Trois sous

Je rentre du cimetière. Quelqu'un (son frère ?) a déjà fleuri la tombe de Pierre: deux cyclamens faisaient comme une tache de sang dans le gris du ciel ambiant. Car le couvercle s'est refermé sur l'été indien et désormais l'horizon s'accorde mieux avec la proche fête des morts.

En passant près de l'entrée avec mon chrysanthème acheté auparavant ailleurs, j'ai été abordé par un jeune garçon un peu empâté, d'origine maghrébine, qui me proposa ses services pour porter la plante jusqu'à destination. Ils étaient plusieurs, garçons et filles, à louer ainsi leurs bras pour quelques instants, pour quelques centimes d'euros. La persistance de cette tradition me rassure un peu, comme un petit coin de certitude auquel se raccrocher: que des gamins prennent encore la peine de passer leur journée à la porte d'un cimetière pour gagner, par leur travail, quelques sous, trois fois rien, je trouve ça bien. Et tant pis si certains ne voient là qu'une réflexion de vieux con.

Ma mère travaillant parfois chez un fleuriste, il m'est arrivé, vers l'âge de quatorze ans, de l'accompagner pour la journée jusqu'à la porte du cimetière du Crêt de Roc, à Saint-Étienne, où elle vendait pour la Toussaint. Mon frère était aussi avec nous et se débrouillait beaucoup mieux que moi, bien qu'il ait quatre ans de moins. Mais moi, j'étais empoté dans mon corps grandi trop vite, je ne savais que penser de ces poils qui commençaient à me pousser un peu partout et je m'imaginais que tout le monde les voyait et me jugeait. Lui, au contraire, pas encore confronté aux questions de l'adolescence, et de toute façon plus dégourdi que moi, n'avait aucun souci pour accrocher le client, aidé en cela par sa joli frimousse de poulbot , et terminait la journée avec nettement plus d'argent que moi en poche.

Cet argent finissait bien souvent dans le porte-monnaie de ma mère qui le convertissait en pantalons ou cahiers d'écolier: on n'achetait qu'utile à l'époque. Ai-je réussi à en soustraire une infime partie pour m'offrir un livre? Ou bien n'ai-je jamais assez gagné pour le faire? Je ne m'en souviens pas. Aujourd'hui, ces petits arabes m'émeuvent parce que j'étais comme eux à l'époque et que, quelque part, je le suis un peu resté: gagner ma vie sans trop de souci du lendemain m'épate encore alors que je ne suis plus très loin de la retraite. J'ai tellement été élevé à ne rien avoir (ou à ne vouloir rien avoir pour ne pas peser sur le budget de mes parents) que trois sous devant moi, à dépenser, me suffisent pour être heureux.

Le chrysanthème que j'ai posé sur la terre de la tombe est blanc. Avec les cyclamens, c'est de la lumière qui s'attarde près du tronc de la lavande.

jeudi 29 octobre 2009

De l'intérêt d'avoir de vastes toilettes

J'ai toujours eu de grandes toilettes, Dieu merci (expression toute faite, bien sûr, car je ne vois pas en quoi Dieu pourrait en quelque façon que ce soit être impliqué dans un coup pareil!). La palme revient à celles de notre ancien appartement qui avaient, en plus, l'avantage de posséder une fenêtre étroite donnant sur la cour. Ainsi pouvions-nous tout à loisir, en cas de constipation chronique, admirer le seul arbre planté au milieu de cet espace vide et tenter de deviner ce que pouvaient bien faire les voisins d'en face dans leur cuisine ou dans leur chambre à coucher, selon l'heure de la grosse commission.

Ce qui m'a toujours plu dans les toilettes spacieuses, c'est que l'on peut y accumuler, en plus des produits que l'on trouve habituellement en de pareils lieux, une multitudes de choses à lire: romans, recueil de poésie, revues et journaux, prospectus publicitaires, grilles de mots croisés ou autres jeux permettant d'attendre sans s'impatienter le moment de la délivrance.

Dans mes toilettes actuelles, j'ai installé, sur la gauche en entrant, un petit guéridon à deux tablettes qui aujourd'hui débordent de toute la littérature précédemment citée. Bien sûr, habituellement, les strates accumulées sont rarement dérangées dans leur ordonnancement chronologique. Il ne m'arrive pratiquement jamais de plonger dans les étages inférieurs pour y relire un article, un chapitre ou reprendre une grille incomplète. D'une de ces plongées intemporelles, je garde un souvenir cuisant où le ridicule faillit m'achever. Découvrant dans le Nouvel Observateur que je venais d'exhumer de sous la pile de revues un article sur Pablo Neruda, j'étais sorti à peine reculotté pour annoncer à Pierre la mort du poète chilien: en fait, comme me l'avait ensuite annoncé Pierre avec un brin de moquerie, il était mort depuis plusieurs mois et l'information m'avait échappé durablement...

Pourquoi est-ce que je parle aujourd'hui de mes toilettes? Parce que cela a un rapport avec le séjour chez moi de Lancelot et Tinours. Tous deux ont allégrement plongé dans les piles poussiéreuses et ont ainsi réexposé à la lumière du jour un certain nombre de fascicules que j'avais depuis longtemps complètement oubliés. Loin de me perturber, ce mini tsunami me plaît, parce qu'il me permet de renouer avec des plaisirs ou des émotions oubliées, au travers par exemple de programmes de concerts qui avaient enchanté d'anciennes soirées ou de bandes dessinées que je n'ai plus feuilletées depuis longtemps.

Juste un petit détail: il faudrait que je passe le chiffon à poussière un peu plus souvent....

Quelques exemples de ce que nous avons en stock dans les toilettes de Calyste (sans mentionner d'anciens numéros du Nouvel Obs., de Télérama ou de La Vie):
- Le petit Paumé, guide pour les sorties et restaurants de Lyon , éditions 2009 et 2010
- Un livre de poche présentant de nombreuses photos de Nadar (Ah! la beauté sublime de Sarah Bernhart vers 1860!)
- Le Génie des Alpages, célèbre BD de F'Murr
- Un petit recueil de poésies (sorti d'où?): Salles d'attente, de Rémi Faye (Les Éditeurs français réunis)
- Vingt ans de prix du patrimoine (1983-2003) dans le département du Rhône
- L'Oratorio de Joseph Kosma, Les Canuts, sur un poème de Jacques Gaucheron, concert auquel avaient participé J. et sa chorale
- Le programme du Goethe Institut pour les mois à venir
- Enfin, un vieux rouleau de papier toilettes provenant des chemins de fer italiens et retrouvé depuis peu au fond d'un bagage aujourd'hui inutile. Je ne m'en servirai qu'en cas de nécessité extrême, non parce qu'il est vieux et gris mais parce qu'en lisant l'inscription qui y est portée, Ferrovie dello Stato, je voyage déjà, assis sur ma cuvette....

La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés

Décidément, j'ai de la chance ces jours-ci dans le choix de mes lectures: deux livres successifs qui m'emballent, ce n'est pas si fréquent! Cette fois-ci, il s'agit de deux récits de Nosaka Akiyuki, La Vigne de morts sur le col des dieux décharnés et La Petite Marchande d'allumettes. De cet auteur, j'ai lu précédemment La Tombe des lucioles qui m'avait déjà bien accroché et dont, je crois, il a été tiré un film.

Le premier récit nous emmène dans une saga familiale (rapide) sur l'île de Kyûshû: la fille d'un mineur ayant fait fortune se prend de passion pour les fleurs blanches qui poussent particulièrement vivaces sur les tombes du petit cimetière de la mine. Elle tente de les implanter dans son jardin mais les fleurs s'étiolent et meurent. Elle va très vite découvrir ce qu'il faut faire pour nourrir ces plants étranges. Récit à la fois merveilleux (au sens des contes de fée) et sinistre, plein d'érotisme et d'horreur, écrit dans une langue parfaitement classique qui, selon moi, en rend la lecture pleinement jouissive.

La seconde histoire, beaucoup plus courte, est une adaptation inattendue du conte d'Andersen qui n'a rien à envier, pour la morbidité et l'horreur, à la précédente. Une jeune fille se livre au premier venu pour essayer, bien inutilement, d'étreindre le souvenir d'un père qu'elle n'a jamais connu et qui lui manque. Des odeurs de mâles de ceux qui abusent d'elle et de leur sauvagerie sexuelle, elle tire le bonheur de se croire dans les bras de l'absent et en éprouve une extase indicible. Ce récit aussi est raconté avec un art accompli de la narration et l'on ne sait, en refermant le livre, si l'on va en conserver le malaise face à ce qui est écrit ou le plaisir tiré de la façon dont cela est écrit. Une petite centaine de pages d'un haut niveau littéraire, à mon goût bien sûr.

Quand il fut près de minuit, les étals de Kamagasaki fermèrent. A la différence des nuits d'été, on ne voyait pas les dockers se pencher aux fenêtres de leurs galetas pour hurler des invectives, et les vagabonds allongés sur les bancs du parc, couverts de feuilles de journal empilées, avaient tout lieu de craindre de ne pas voir le jour se lever. Oyasu, épuisée, se laissa glisser, accroupie, au pied d'une souche du parc de Misumi où sifflait la bise. Elle tenait dans sa main gauche la boîte dont elle avait sorti une seule allumette, et déjà elle semblait ne plus sentir le froid. (....). (Elle) gratta soudain l'allumette qui s'embrasa comme un feu préparé pour accueillir l'âme d'un mort, aussitôt soufflée par le vent. Alors elle recommença mais, cette fois, elle écarta d'abord les pans de son kimono et se courba en avant. Quand elle sentit la légère tiédeur monter vers son bas-ventre, mue par une impulsion soudaine, elle enflamma les trois dernières allumettes en même temps et les inséra précautionneusement entre ses cuisses, goûtant avec une joie extatique la douleur de sa peau léchée par les flammes.
- Papa, tu es là, je suis réchauffée maintenant.

(Traduction de Corinne Atlan, Ed. Picquier poche n°193)

mercredi 28 octobre 2009

Quatre jours à Lyon

Lorsque Lancelot et Tinours sont arrivés à la gare, samedi à midi, j'avais un peu d'appréhension. Non pas sur les deux compères, que je connaissais déjà depuis mon séjour de juin à Montpellier, mais sur mes propres capacités d'une part à recevoir quelqu'un chez moi pendant plusieurs jours, d'autre part à faire la cuisine d'une manière à peu près convenable. De ce côté-là, Tinours m'a beaucoup aidé, avec discrétion et efficacité. Lancelot, lui, faisait la vaisselle.

A peine étions-nous sortis de la gare que l'un des pneus de ma voiture crevait. Çà ne m'était pas arrivé au moins depuis vingt-cinq ans. Là encore, l'aide de Lancelot me fut précieuse. L'après-midi fut consacré à une première approche de la capitale des Gaules (en fait, tous deux étaient déjà venus rapidement à Lyon il y a quelques années mais ne connaissaient pas vraiment la ville): visite de l'Hôtel-Dieu - premières photos - et de la presqu'île - Bellecour exceptionnellement vide de toute animation (vacances de Toussaint?), St Martin d'Ainay où nous ne pûmes pénétrer pour cause de tournage d'un film avec Charles Berling entre autres, et les quais de Saône sous un ciel à peine un peu gris. Le soir, repas avec Frédéric et Jean-Claude: j'avais légèrement triché et demandé à Maria de me préparer une paëlla comme elle sait les faire et qui fut appréciée jusqu'au dernier grain de riz ou presque.

Dimanche, marché Saint-Louis puis visite de la "colline où l'on prie", Fourvière, en commençant par mon collège dont le site les enthousiasma (mais pas vraiment l'intérieur des locaux, et comme je les comprends!), en poursuivant par le théâtre et l'odéon romains et en complétant par la visite de la Basilique et du parc des hauteurs où nous eûmes la joie de nous rendre compte que tous les mollets n'étaient pas encore couverts. Nous admirâmes le coucher de soleil depuis le cimetière de Loyasse, une sorte de Père Lachaise lyonnais. Le soir, en redescendant sur Saint-Jean, visite du vieux Lyon et repas au Laurencin, rue Saint-jean, que je recommande à tous pour son rapport qualité/prix (mais arrivez tôt, c'est très vite complet bien que vaste). Lancelot et Tinours semblèrent apprécier aussi bien le repas ( lyonnaiseries traditionnelles) que la qualité de la mise en valeur des monuments par leur éclairage nocturne.

Lundi, après passage au garage pour la roue de ma voiture, ce fut le tour du Parc de la Tête d'Or, de la Cité Internationale et de la place des Terreaux. Nous sommes arrivés au parc le jour qu'il fallait: magnifiques couleurs d'automne et ciel d'un bleu estival. Là encore, bien sûr, nombreuses photos, et nouveaux mollets à reluquer! Le soir, c'étaient J. et Stéphane qui venaient nous rejoindre pour un repas de saison: salade variée, saucisson chaud/pommes vapeur et tarte aux pommes. Moment très convivial qui, je m'en suis rendu compte plus tard, réunissait, sans que je l'aie prémédité, quatre blogueurs autour de la table. Mais nous avons parlé de tout autre chose.

Mardi, le temps était toujours avec nous et j'emmenai mes deux acolytes à Miribel. Mais mon disque traumatisé refusa ce matin-là d'entendre raison et la promenade fut un peu écourtée. L'après-midi, comme à nouveau je pouvais marcher sans trop souffrir, nous escaladâmes ( en métro) la Croix-Rousse, la "colline où l'on travaille". A nous le Gros Caillou et le souvenir des Six Compagnons et de leur chien, à nous un bref aperçu de la Vogue des Marrons, à nous les Voraces et Saint-Polycarpe, la Grande-Côte et la Martinière et pour finir l'église Saint-Nizier. Mes deux camarades continuèrent seuls leurs visites pendant que je rejoignais ma mère pour son repas du soir. A mon retour, nous repartîmes dans la presqu'île pour un repas chez Flam's, restaurant dont toutes les productions ne m'ont pas convaincu, en particulier une tarte flambée sucrée à la banane et au chocolat, lourde à avaler. Heureusement, le jeune serveur avait, moulé dans un pantalon noir, un galbe postérieur très attractif, de belles pommettes enflammées et un sourire ravageur. Au retour, à pied, dernier regard, depuis la rive gauche des quais du Rhône, sur les monuments illuminés et la ville qui continuait à bruire.

Ce matin, j'ai conduit Lancelot et Tinours à la gare. Je ne les ai pas accompagnés sur le quai, n'étant pas très doué pour agiter les mouchoirs devant un train qui s'en va. J'ai des nouvelles depuis: ils sont bien arrivés! Moi, j'ai passé quatre jours fatigants mais enthousiasmants, à faire le guide dans la ville que j'aime, à en prendre encore et toujours des photos sous de nouveaux angles et à réunir autour de ma table des gens à qui je tiens. Ce soir, j'ai retrouvé mon calme et mes habitudes. Elles me sont indispensables mais je suis très heureux quand on les bouscule un peu.

Inventaire

Les lieux sont vides. La maison a retrouvé son calme. J'ai l'impression que le silence résonne des éclats de rire et des conversations des derniers jours. Quatre jours intenses, bien remplis, quatre jours qui sont passés trop vite. Seul maintenant un Midi libre abandonné témoigne du passage de mes hôtes méridionaux.

Michel Delpech a chanté, il y a longtemps l'Inventaire 66. Rappelez-vous, et si vous n'étiez pas nés, il n'est jamais trop tard pour s'instruire (!!!): "Une mini jupe, deux bottes Courrèges, un bidonville et deux Mireille, une nouvelle Piaf, un petit oiseau de toutes les couleurs....... et toujours le même président.". Si je faisais le même exercice pour ces journées écoulées, que dirais-je? Un chevalier, son écuyer, une crevaison, de la fausse monnaie, une petite manif, deux restaurants, des invités, et des balades, un dos qui tient, des pieds qui vont.... et toujours le même grand plaisir.

Ce n'est pas clair? Attendez encore un peu, je vous raconterai.

Avec tout ça, j'ai complètement oublié de célébrer les deux ans de ce blog: Potomac a deux ans depuis le 4 Octobre! Incroyable, non?

dimanche 25 octobre 2009

Attendre

Pas le temps d'écrire: depuis hier, j'ai deux mecs à la maison. Et le temps passe vite. Je me suis transformé en guide pour Lancelot et son Tinours et leur fais découvrir les beautés de Lyon. Bientôt rapport circonstancié, et dans deux blogs à la fois sans doute! Alors, vous ne perdez rien pour attendre...

PS: contre toute attente, nous avons eu beau temps!

vendredi 23 octobre 2009

Au restaurant

Je voulais aller me coucher mais il faut que je le dise ce soir. Demain, je crois que j'aurai définitivement tourné la page.

J'ai vu le frère de Pierre à midi. En dehors de chez moi. Ma sœur, que j'avais prévenue, avait trouvé la solution: un restaurant où je pouvais manger en une heure et ainsi ne pas arriver en retard chez le kiné. Nous étions donc quatre et c'était l'anniversaire de Myriam, la femme de Maurice, ce qui contribua à donner le change. Mais qu'avons-nous à nous dire maintenant? Réellement? L'ambiance était détendue, il n'y avait pas de gêne ni de retenue mais nous n'avons fait pratiquement qu'évoquer des histoires cent fois ressassées.

Il n'a pas été question, dans la discussion, de monter dans mon appartement, dont le restaurant est à peine éloigné de cent mètres. J'ai remis à Maurice une lettre arrivée pour Pierre il y a deux ou trois jours et libellée au nom de sa mère: des questions de propriétés forestières. Il l'a pliée en deux et enfournée dans sa poche sans l'ouvrir.

Après le repas, je suis parti à pied chez le kiné. Massage puis ondes courtes pendant lesquelles je me suis endormi. Quand je suis ressorti dans la rue, j'ai eu pleine conscience d'être en vacances. Plus que cela: d'être libre! Par rapport à mon travail, bien sûr, pendant une dizaine de jours, mais aussi par rapport à mon passé. Je crois qu'il est temps de laisser disparaître ce passé. J'avais dit que j'enlèverais le nom de Pierre de la porte et de la boîte aux lettres: je vais le faire.

Arrivé chez moi, je me suis étendu sur le canapé et j'ai sombré dans un sommeil profond d'où seul rayon de soleil qui me chauffait le visage plus d'une heure plus tard me tira. J'avais dormi comme une souche: sans doute un effet de l'air renouvelé!

Le Libraire de Sélinonte

Un petit livre, une merveille. J'ai d'abord été attiré par la couverture du livre de poche, une photo aux couleurs sépia montrant un vieux cahier ouvert, dont la page de droite est remplie d'une belle écriture à la calligraphie ancienne, et qui soutient une paire de lunette à la monture ronde. Posé dans le sillon de la pliure, un marque-page métallique.

Attiré aussi par le titre et ce nom de Sélinonte, antique cité de Sicile que j'ai visitée autrefois avec Pierre et dont j'ai rapporté quelques fragments de poteries anciennes consciencieusement volés à l'état italien.


La quatrième de couverture annonçait un thème qui avait tout pour me plaire: la perte des mots, l'oubli du sens. Roberto Vecchioni, l'auteur, que l'éditeur présente comme l'un des chanteurs les plus célèbres d'Italie depuis les années 70 (je n'en ai personnellement jamais entendu parlé), mêlait à son histoire une bonne dose de fantastique et tout autant de poésie. Et c'est bien là exactement ce que j'y ai trouvé.

L'histoire: A Sélinonte, un jour, un nouveau libraire s'installe, un petit vieux étrange au costume trop grand qui a vite fait de s'attirer l'inimitié de la population, d'autant plus qu'il a l'idée saugrenue d'organiser le soir des lectures publiques dans sa petite échoppe. Tout le monde le prend pour un démon et il se retrouve vite totalement isolé. Seul un enfant, Nicolino, surnommé Frullo, l'agité, écoute en cachette de tous, y compris, croit-il, du libraire, les longues lectures du soir qui le font rêver. Quand, un jour, la librairie brûle, probablement suite à un acte de malveillance, Frullo est effondré: que va-t-il faire maintenant que le libraire a disparu? On n'a, en effet, retrouvé aucune trace de son cadavre dans es décombres calcinées.

Il faut lire la suite tant elle est belle. Je ne vous la raconterai pas, parce que ce serait dommage de vous la révéler et parce que les mots me manqueraient sans doute pour la dire, en particulier tout le long passage où les mots disparaissent avec les livres de l'univers de Sélinonte. C'est un grand moment de poésie dont on peut tirer plus d'un commentaire aujourd'hui sur l'évolution de la langue et de la culture en général. J'ai bien l'intention d'en reparler dans cette optique-là un jour, une fois que vous aurez lu ce merveilleux petit roman...

Je descends fréquemment dans la vieille ville, et le plus souvent pour le plaisir, demeurer seul, regarder, me souvenir, et même pour ne rien faire. Je descends en longeant le Selinous jusqu'au pont reliant l'acropole, la partie haute de la ville, à la plaine se trouvant au couchant, qui est ce que je préfère et où, dans le passé, s'élevait le sanctuaire de Déméter Malophoros, porteuse de pommes. Une fois atteint la mer, je m'arrête, je m'assois et fixe l'infini. Rien ne bouge, ni là ni ailleurs, ni en moi. C'est en ces occasions que j'en ai conscience: rien ne vit aussi intensément que le temps arrêté; car ce ne sont pas les gens qui courent, les objets qui tombent, les voix qui résonnent qui constituent la vie, tout cela n'est qu'imitation erronée de la vie. La vie est une et immobile, depuis toujours identique à elle-même; la vie est autre chose.
Je ne pense à rien de précis, là, devant la mer, ni même aux souvenirs ou au bruissement du passé dans mon dos: je ne suis pas un visionnaire et la splendeur des marbres édifiés par on ne sait qui est désormais absolument muette. Pourtant, ce monde enfoui provoque une sensation qui n'a rien à voir avec la culture: je ne suis pas cultivé. C'est une sensation, en effet, ou peut-être un sentiment; le sentiment du temps, des instants qui se succèdent depuis des siècles, qui ont construit ces maisons, ces rues, élevé ces colonnes tellement sèches, tellement compactes, sans fioritures, tellement doriques, et qui ont ensuite ajouté des architraves. Il devait y avait chez ceux qui construisaient une conviction inébranlable. Il ne s'agissait pas seulement de s'abriter, de se protéger de la pluie; il devait y avoir en eux la certitude absolue d'être plus que le jour qui passe, au-delà des ans et au-delà du temps.
( Trad. de l'italien par Gérard-Julien Salvy, Le Livre de Poche)

jeudi 22 octobre 2009

Marie-Luce et le crapaud (épisode 5)

(Résumé des épisodes précédents: Marie-Luce, une urbaine, en découvrant un crapaud à la campagne, s'imagine qu'elle a affaire à un Prince envoûté. Elle décide de le séduire et finit par deviner son prénom: Greg. Mais le crapaud ne répond pas et ne semble guère pressé de se retransformer en héritier de la couronne...)

Cinquième et dernier épisode:

A force de tendre le bras à la hauteur de son regard, Marie-Luce finit par en éprouver une sorte de crampe, d'abord légère et qui disparaissait en exerçant une légère torsion latérale dans un sens puis dans l'autre, puis plus violente, qui tétanisait le muscle et ne s'arrêtait plus, enfin insupportable, si forte que les larmes lui venaient maintenant aux yeux. Elle changea dans un premier temps de bras et de main puis dut chercher une autre solution à la tendinite qui s'annonçait car les deux bas maintenant étaient touchés. Et ce fichu crapaud qui ne manifestait aucun signe de bonne volonté!

Elle profita de ce que son bras gauche était libre pour jeter rapidement un coup d'œil à sa montre. A sa grande stupéfaction, elle vit qu'il était bientôt cinq heures. Or on les avait bien prévenus: le car qui les ramenait en ville devait impérativement partir à cinq heures pour espérer échapper au gros des bouchons qui se formaient le soir aux entrées de la cité. Le rendez-vous devant l'autobus avait été fixé à seize heures quarante-cinq et il ne s'agissait pas d'être en retard: le temps de les compter à leur montée dans le car puis assis à leur place respective, de leur donner quelques ultimes consignes, il serait l'heure de démarrer pour le retour.

Il était moins cinq à sa montre. On devait déjà se demander où elle était passée. Elle n'échapperait pas à la punition, c'est sûr, au moins à une bonne remontée de bretelles. Et ce fichu crapaud qui n'y mettait pas du sien! Bien sûr, un fils de roi, ça n'a pas d'horaire, à part peut-être pour se mettre à table. Et puis, les bus, il ne connaît pas: il possède carrosse, cocher, laquais, et tout et tout, qui restent à son service de jour comme de nuit, se plient au moindre de ses caprices. Marie-Luce était bien sûre que jamais il n'avait de sa vie vu un ticket de bus et qu'il aurait sans doute été fort surpris et encoléré d'apprendre que parfois, les conducteurs se mettaient en grève, en se moquant totalement des milliers de gens qui, comme elle, avaient, ces jours-là, le choix entre rester au lit ou faire à pied des kilomètres pour rejoindre leur travail ou leur école.

Il lui fallait partir, maintenant. Mais elle ne voulut pas abandonner sans faire une dernière tentative. Sinon, elle allait le regretter dès qu'elle serait assise dans le car. Avant de poser le crapaud dans l'herbe, elle lui chanta sa petite chanson à elle, celle qu'elle préférait. Une chanson ancienne qu'elle avait quelquefois entendue à la radio, la radio de sa mère qui ne passait que de vieilles chansons et qui les saoulait tous certains jours où ils devaient rester à la maison et où ils subissaient quatre ou cinq fois par heure l'écoute des plus grands tubs d'Hervé Vilard ou de Michèle Torr.

Chez Nadège, elle avait cherché sur Internet et avait fini par en trouver les paroles qu'elle avait recopiées et apprises par cœur. C'était un succès de Henri Salvador qui datait d'une époque où elle n'était pas née et où ses parents ne se connaissaient même pas. Çà s'intitulait: Une Chanson douce, et ça disait à peu près ceci:

Une chanson douce
Que me chantait ma maman
En suçant mon pouce
J'écoutais en m'endormant

Cette chanson douce
Je veux la chanter pour toi
Car ta peau est douce
Comme la mousse des bois

La petite biche est aux abois
Dans le bois se cache le loup hou hou hou hou
Mais le brave chevalier passa
Et prit la biche dans ses bras la la la la

La petite biche
Ce sera toi si tu veux
Le loup on s'en fiche
Contre lui nous serons deux

Une chanson douce
Pour tous les petits enfants
Une chanson douce
Que me chantait ma maman

Oh le joli conte que voilà
La biche en femme se changea la la la la
Et dans les bras du beau chevalier
Belle princesse elle est restée. A tout jamais

La belle princesse
Avait des jolis cheveux
La même caresse
Se lit au fond de tes yeux

Une chanson douce
Que chantait ma maman
En suçant mon pouce
J'écoutais en m'endormant (bis)

Bon d'accord, il aurait fallu arranger un peu les paroles: ce n'était pas elle qui devait se transformer, mais le Prince, et puis la peau du crapaud n'était pas aussi douce que la mousse des bois: il ne fallait pas exagérer. Mais vu le temps qui lui restait, on n'allait pas chipoter pour si peu. Il comprendrait bien, après tout, puisqu'elle était sûre qu'il n'était pas bête. Elle lui chanta donc la comptine en entier, sans en rien omettre, en prenant pour cela sa voix la plus sucrée, sa voix de confiture comme lui disait sa mère en rajoutant aussitôt: "Toi, tu veux me demander quelque chose!"

Rien! L'autre gros tas de bubons verts était resté aussi expressif qu'une porte de prison vidée pour cause de transfèrement! Il le faisait exprès ou quoi? Mais maintenant elle ne pouvait plus rien tenter: elle venait d'entendre, en direction de la ferme modèle, le klaxon impérieux de l'autocar qui réclamait son retour immédiat. Alors elle reposa le crapaud là où elle l'avait trouvé, au bord du fossé, et ne put plus longtemps retenir l'insulte qui lui brûlait les lèvres depuis un bon moment déjà: Sale pédé! Tiens, prends ça, tu l'as bien mérité.

Elle se mit à courir sur le chemin mais se retourna bientôt pour vérifier si, par hasard, l'insulte n'avait pas fait réagir le Prince. Tu parles! Toujours rien! Alors elle partit, définitivement, abandonnant en même temps que le batracien tous ses rêves de richesse, de faste et de brillants. Elle se consola en se disant que, décidément, ce Prince-là était trop pataud et qu'elle devait pouvoir trouver mieux. D'ailleurs, l'année suivante ou l'autre encore après, elle avait l'intention de participer aux éliminatoires de la Star ac' ou de La Nouvelle Star. Elle était sûre d'être retenue, avec une autre chanson bien sûr: Salvador, c'était pour elle toute seule, le soir dans son lit; à eux elle donnerait du rock, en anglais évidemment. Et là, une fois au Château, elle travaillerait comme une folle pour l'emporter. Au cours d'un prime, elle rencontrerait un mec super important dans l'industrie du disque et voilà: à elle la belle vie. Alors, ce n'est pas un crapaud pédé qui allait la faire chialer, tout de même!

Lorsqu'après une belle avoinée à elle destinée, le chauffeur commença à manœuvrer pour quitter sa place de stationnement et regagner la route, elle se cala contre son fauteuil, bien pelotonnée au fond du siège, se mit les écouteurs de son baladeur sur les oreilles et tourna la tête ostensiblement du côté de la vitre. Pas question d'engager la conversation avec sa voisine qui déjà avait l'œil brillant de curiosité et s'apprêtait à l'interroger sur la façon dont elle avait rempli son après-midi. Elle remarqua pourtant que le chauffeur, sans doute pour éviter un long détour et sur les conseils du paysan, empruntait pour s'en aller le chemin où elle se trouvait un moment auparavant. Et lorsque l'autocar arriva à la hauteur de l'endroit où elle s'était assise dans l'herbe et où se dessinait encore la trace de son postérieur dans les graminées couchées, elle remarqua à peine un bruit léger sous les rues, un bruit tellement ténu qu'il passa sans doute inaperçu à l'ensemble des voyageurs, un bruit comme un fruit trop mûr qui, en tombant de l'arbre, s'écrase au sol et répand son sucre et sa chair alentour.

Le seul à être surpris, le lendemain, fut le paysan qui, en menant son troupeau au champ près du petit bois, remarqua, près du cadavre d'un gros crapaud totalement aplati, quelque chose qui brillait dans le soleil du matin. En se penchant, il découvrit une bague, une chevalière avec des armoiries gravées, de belles armoiries surmontées d'une couronne. Le dimanche suivant, après la foire aux bestiaux qui allait se tenir au chef-lieu de canton, il irait se renseigner chez l'antiquaire qui venait de s'y installer: ça devait valoir cher, ce genre de petit bijou!

Le dimanche suivant, Marie-luce, elle, avait déjà commencé à mettre au point sa future chorégraphie sur une musique de Mickaël Jackson et se demandait s'il fallait à cette occasion bien dégager son nombril ou, au contraire, la jouer soft...

Il pleut

Il pleut. J'aime le bruit des voitures qui roulent dans la rue lorsqu'il pleut, ce bruit d'éclaboussure comme une porte qui s'ouvre pour se refermer aussitôt. La pluie, pour moi, est associée à la nuit. Parce que j'aime être réveillé par elle, ou l'orage, et me sentir à l'abri sous mes couvertures, me dire que je peux l'aimer sans en rien craindre.

A Bons, toujours avant d'ouvrir les yeux, je prenais le temps de savourer la chaleur de mon matelas de crin aux creux et aux bosses qu'avait fini par épouser mon corps, et celui aussi d'écouter l'extérieur: les oiseaux dans le noisetier d'en face, ou le crissement particulier des pneus sur le goudron mouillé, ou cet autre bruit enfin que j'aimais par dessus tout: le silence de la première neige, comme au matin du monde.

Après seulement j'ouvrais les yeux et regardais la lueur du jour traverser les cœurs du volet de bois pour venir s'incruster sur le mur d'en face, au-dessus de mon lit.
J'entendais Pierre respirer dans la pièce à côté et j'étais heureux.

mercredi 21 octobre 2009

Hanté

Tout à l'heure, en rentrant de chez ma mère, j'avais un message sur mon téléphone fixe, celui qui me joue des tas de tours mais avait accepté cette fois-ci d'enregistrer correctement les paroles et de me les restituer entièrement.

C'était le frère de Pierre. Il m'annonçait que, de passage à Lyon avec sa femme, il pourrait me consacrer un petit moment de son temps, mais seulement vendredi à midi. Je fus un instant déçu du peu de latitude laissée pour organiser ce rendez-vous mais déjà, en attendant son deuxième appel, qu'il m'avait dans le message promis pour la soirée, je commençai déjà à mettre en place une stratégie qui rendrait possible un repas ensemble ici, chez moi. Ce serait rapide, à cause d'une séance juste après chez le kiné, mais j'étais tellement content à l'idée de le voir!

Ce frère-là, c'est celui qui resta avec moi dans les derniers instants, celui qui m'aida et que j'aidai à passer de l'autre côté, à franchir le gouffre en refusant d'y sombrer. Chaque année, sa femme travaillant l'été en Corse, où ils résident, il vient avec elle passer un mois de vacances en automne sur le continent et s'arrête pour une brève escale chez moi. L'an dernier, nous ne nous sommes pas vus et, au début de l'été, bien occupé par mon travail, je n'ai pu descendre à Ajaccio pour assister à leurs noces. C'est dire si je me faisais une joie de nos retrouvailles cette année.

Je venais de finir mon repas quand Maurice rappela. Lorsque je lui expliquai ce qui me semblait le plus simple étant données les contraintes de chacun, il parut gêné et finit par me confier que revenir dans l'appartement où avait vécu son frère était pour lui une épreuve difficile à supporter. J'eus beau lui dire que s'il ne franchissait pas le pas tout de suite, il aurait d'autant plus de difficulté à le franchir ensuite, il ne voulut pas que nous nous retrouvions chez moi. C'est donc dans un bar du coin (le peu de temps disponible excluant le restaurant) que nous nous verrons vendredi.

Une fois le téléphone raccroché, je ne me sentais pas bien, alors que, l'instant d'avant le coup de fil, j'écoutais la radio tranquillement comme pendant tous mes repas du soir. Je ne peux pas dire que j'étais triste car ce que je ressentais n'était pas de la tristesse. A la tristesse, on sait que succède presque automatiquement la joie, il suffit de savoir être patient. Je me sentis d'abord abandonné, seul comme rarement j'ai eu le sentiment de l'être. Je comprenais, bien sûr, ô combien, mais je me sentais tout de même abandonné.

Puis ce qui l'emporta très vite en moi, ce fut une grande fatigue, aussi bien psychologique que musculaire, comme si je venais de prendre des siècles sur les épaules. Une fatigue immense, entrée dans tous les pores de ma peau et dans tous mes neurones, une fatigue comme celles que je ressens parfois, heureusement rarement, et que j'ai toujours su combattre jusqu'à présent. Mais il y a des soirs où je n'ai pas envie de voir sa face camarde grimacer par dessus mon épaule, en souriant cyniquement comme si elle était sûre de vaincre, en définitive. Mais je la préviens: il lui faudra du temps et de la persévérance pour gagner contre moi. Si elle y parvient jamais.

Marie-Luce et le crapaud (épisode 4)

(Résumé des épisodes précédents: Marie-Luce, fille des villes, a rencontré un crapaud, un jour, à la campagne. S'imaginant qu'il s'agit d'un Prince charmant à elle destiné, elle parvient à maîtriser son dégoût et à le saisir dans sa main pour le regarder en face. Elle découvre par hasard qu'il s'appelle Greg.)

Quatrième épisode:

Greg? Un bon présage, encore: comme le millionnaire à la télé qui traîne à ses pieds des dizaines de filles avant d'en choisir une pour tenter d'en faire la compagne de sa vie. Pourquoi ce Greg-là n'agirait-il pas de même? Elle murmura plusieurs fois ce prénom qu'elle adorait déjà, mais sans doute pas assez fort car le crapaud semblait être retombé dans sa léthargie coutumière. Elle vérifia une nouvelle fois qu'elle n'était pas observée puis haussa un peu la voix: "Greg? Greg? Greg.... Greg!!!, en variant l'intonation au fur et à mesure qu'un peu d'irritation la gagnait. Rien!


Elle vérifia que les pépites dorées étaient encore visibles sur les yeux du batracien, comme tout à l'heure, au premier appel de son prénom. Elles étaient toujours là et ne variaient d'intensité qu'en fonction de leur orientation par rapport au soleil qui avait déjà entamé sa chute vers l'occident. Alors pourquoi ne manifestait-il pas davantage son plaisir d'être avec elle? Un Prince stupide, un demeuré fin de race, bout de branche abâtardie? Non, cela n'existait pas, en tout cas pas dans les contes. Dans la réalité, on devait forcément en trouver en cherchant bien: pourquoi ces gens-là seraient-ils à l'abri de ce genre d'aléa? Mais dans les contes? Elle qui n'en avait jamais lu qu'un seul décréta que non: les princes des contes étaient intelligents ou n'étaient pas.

Elle opta pour une autre possibilité: son Prince à elle était sourd, ou déficient auditif comme on lui avait conseillé de dire plus élégamment! Ça, ce n'était pas infamant, ça n'empêchait pas d'avoir le cerveau qui fonctionne à peu près normalement. Bien sûr, cela allait demander un moment d'adaptation, peut-être aussi l'apprentissage du langage des signes ou l'appareillage du royal avorton, mais elle était prête à tout, par amour, car forcément leur amour serait grand, à la hauteur des plus romantiques, comme Roméo et Juliette, les héros de la comédie musicale qui était passée l'année précédente à la Halle et à laquelle elle n'avait pas pu assister car les places étaient trop chères (d'ailleurs pour qui se prenaient aujourd'hui les artistes, à oser vendre des places ces prix-là?). C'est sa copine Nadège qui lui avait raconté. Ses parents n'étaient pas plus riches mais, par l'intermédiaire d'un camionneur de la tournée, qu'elle avait croisé un soir et à qui elle avait accepté de montrer un court instant sa poitrine naissante, elle avait pu se glisser le soir même dans la salle par un passage de lui seul connu.

Ou bien le Prince, peut-être, n'aimait-il pas les diminutifs: Greg, ça ne lui plaisait sans doute pas. Elle, quelques-uns de ses amis avait essayé de l'appeler Milu quand elle était plus jeune. Mais elle s'était fâchée tout bleu et ils n'y étaient pas revenus: un nom qui faisait penser à la fois à une marque de biscuits pour riches et au chien de Tintin!! Il ne fallait pas pousser! A la limite, elle aurait accepté Maryline, bien que ça fasse un peu vieux, mais, quand elle l'avait proposé, les mêmes lui avaient ri au nez: pour qui elle se prenait? Elle s'était vue, avec ses jambes tordues, sans mollets, et les œufs au plat qui lui tenaient alors lieu de poitrine? Et pour finir de se moquer, ils lui avaient soulevé la jupe en soufflant comme des damnés et en faisant un bruit de métro. Pourquoi? Elle n'en savait rien.

Alors, en s'appliquant à prendre son timbre de voix le plus suave et le plus féminin, celui qu'elle pensait le plus suggestif pour les mâles, même fils de rois, elle rapprocha le crapaud de son visage et lui murmura doucement à ce qui lui parut être comme un semblant de début d'ombre d'oreille: Grégory... Grégory mon amour. Elle essaya aussi Grégoire car les prénoms anciens revenaient à la mode: le fils des gardiens de la tour B s'appelait bien Honoré et son cousin Augustin. Alors, pourquoi pas Grégoire pour un Prince? Le crapaud ne sembla nullement ému, ni par Grégory, ni par Grégoire. Voyons: Greg, qu'est-ce que ça pouvait être d'autre? Elle eut beau se tordre les méninges, elle ne trouva rien qui puisse faire l'affaire.

C'est dans des moments comme celui-ci qu'elle s'en voulait de ne pas avoir lu de romans, de ne pas être plus cultivée. C'est sûr que cette conne de Lidia aurait trouvé, elle, avec ses grands airs et sa place d'éternelle première de la classe. Mais à quoi ça lui aurait servi, moche comme elle était? Pleine de boutons sur le visage et même pas l'idée de les masquer avec de la crème maquillante! Et puis elle louchait, si, si, un peu. Elle disait que ce n'était pas vrai, que c'était du.... du.... Comment disait-elle déjà? Du stadisme des vergeants, ou quelque chose comme ça. Mais on le voyait bien: parfois, elle louchait, un point c'est tout. Alors, pensez si le Prince aurait fait attention à elle! Tout juste bonne pour apporter les plats et servir à table!

Marie-Luce ne voulut pas s'avouer vaincue et décida de cacher sa gêne passagère en lançant vers le couchant un grand éclat de rire suraigu qui fit s'envoler deux ou trois étourneaux fourrageant dans l'épaisseur d'une haie, à proximité. Après tout, s'il ne voulait pas répondre, il avait ses raisons! D'ailleurs, il devait se méfier car il ne savait rien sur elle, rien de son passé, rien de son histoire, de sa famille, de ses rêves. Comment, dans ces conditions, être à l'aise pour engager la conversation? A un fils de roi, il fallait se présenter sinon il refusait tout entretien. Ce n'était pas n'importe qui, ces gens-là.

Elle décida donc de lui faire un portrait rapide mais complet de ce qu'avaient été les treize premières années de sa vie, en n'omettant de mentionner que deux ou trois détails, comme l'attitude baveuse de son père envers elle, qui la gênaient et ne pouvaient, en tout état de cause, intéresser un noble personnage. Mais par où commencer? Elle réfléchit un instant et finit par se lancer. Le plus simple était de commencer par le début, l'année zéro de Marie-Luce et même un peu avant pour qu'il comprenne bien, l'héritier couronnable, à qui il avait affaire. Comme le lecteur attentif de ce conte aura déjà par lui-même picoré de ci de là quelques détails de cette vie en banlieue, nous lui épargnerons les redites et nous contenterons de relater ici que ce qu'il est important qu'il sache pour la bonne compréhension de la suite. Laissons donc Marie-Luce un instant seule avec son batracien et profitons-en, nous, pour soulager notre vessie ou mettre à chauffer au four à micro-ondes la barquette du plat tout préparé qui nous servira de repas ce soir.
(à suivre...)

mardi 20 octobre 2009

Mots-mentini

- Grosse journée de travail aujourd'hui. Un bon éclat de rire tout de même lorsque j'ai lu sur la copie d'un élève de sixième, parmi les contes qu'il connaissait: Le Petit Chapeau rond rouge! Mignon, non?

- Cette semaine, j'ai également appris un nouveau mot de vocabulaire. J'en suis content car ça n'arrive pas si souvent que ça! Savez-vous ce que c'est que la pandiculation? Allez, ne trichez pas, n'allez pas vérifier dans un dictionnaire et donnez-moi votre définition personnelle. Je précise que, malheureusement, le verbe pandiculer n'existe pas, mais que j'ai bien envie de l'inventer:
- Qu'est-ce que tu fais?
- Moi, rien, je pandicule.
Je trouve que ça sonne bien.

- Toujours dans les trouvailles récentes, une qui mérite sans doute la palme cette semaine. Un ami, emporté par son élan et sans doute déporté dans le virage, m'a sorti l'autre jour, tout de go: " Allez, arrête de tirer des plans sur la moquette!"
Nous en avions mal au ventre tellement nous avons ri.

lundi 19 octobre 2009

Marie-Luce et le crapaud (épisode 3)

(Résumé des deux premiers épisodes: lors de son premier séjour à la campagne, Marie-Luce, une gosse des cités, rencontre un crapaud dont elle imagine qu'il pourrait bien être un Prince charmant sous le coup d'un charme maléfique. Mais saisir le batracien et le tenir en main n'est pas si aisé que cela...)

3ème épisode:

Maintenant le crapaud semblait plus à l'aise et, par contrecoup, Marie-Luce se détendit un peu. Elle attendit encore quelques instants pour voir si l'animal n'aurait pas de réaction plus énergique et agressive puis, ne voyant rien venir, elle se sentit totalement rassurée et alla même jusqu'à s'asseoir sur le talus, les deux pieds enjambant le fossé trop humide pour les y poser. L'herbe était sèche et ne risquait pas de tacher son jeans qui, de plus, en avait vu d'autres.

Alors qu'elle ne s'y attendait pas, le crapaud se mit lentement à se mouvoir sur sa main. Pour éviter qu'il ne retombe dans l'herbe d'où elle l'avait sorti, elle plaça devant l'extrémité de ses doigts son autre main où se dirigea aussitôt l'animal ce qui fit que, bientôt, les deux protagonistes de cette histoire champêtre se retrouvèrent face à face. Pour mieux observer celle du batracien, Marie-Luce éleva un peu le bras et positionna sa main à la hauteur de son regard.

Oui, vraiment, on ne pouvait pas dire qu'il soit beau. Rien, chez lui, ne rachetait le reste. Le pire était peut-être les yeux, globuleux et comme opacifiés par une fine membrane humide. Elle le fixa longuement, cherchant à capter son regard et, effectivement, elle se rendit compte, au bout d'un temps assez long, que le crapaud semblait s'intéresser aussi à elle. Était-ce le début de leur longue histoire d'amour?

A cette idée, Marie-Luce se sentit tout émue. Jamais auparavant elle n'avait ressenti ce picotement dans la poitrine qui donnait à la fois l'envie de rire et de pleurer. Bien sûr, elle avait déjà dit "je t'aime" à un garçon: à treize ans, il ne fallait tout de même pas la prendre pour une gourde. A trois garçons, même, exactement. Le premier, c'était un camarade de classe, un garçon de son âge, empoté et timide, qu'elle avait attiré, pendant la récréation, derrière le transformateur que, parait-il, on allait bientôt détruire parce qu'il était dangereux pour la santé des enfants (dommage car c'était une cachette idéale pour échapper quelques instants aux yeux de chouette de la maîtresse, celle qu'elle n'aimait pas et qui ne sentait pas bon!).

Avec celui-là, elle ne risquait rien: il ne savait même pas ce que voulait dire "nichons" et, quand il l'avait vu écrit sur le mur du préau, il avait cru que c'était le début d'un exercice de conjugaison! C'est dire s'il était arriéré! Non, c'était juste pour voir ce que ça faisait, ces mots dans la bouche, comme les grands qui les disaient mais n'attendaient même pas que tout leur arôme s'épanouisse à l'intérieur pour se frotter les langues et se les enfoncer jusqu'au fond de la gorge, ces dégoûtants! Elle avait été déçue! L'autre avait rougi et lui avait promis de lui offrir une bague à la quincaillerie de la galerie marchande. Il n'avait même pas essayé de l'embrasser. Bon d'accord, pas jusqu'aux amygdales, mais on aurait pu tout de même se mettre un peu la langue entre les dents!

Le deuxième, c'était plus sérieux. C'était un grand, il avait au moins deux ans de plus qu'elle et semblait la reluquer de près chaque soir à la sortie de l'école. Elle avait repéré qu'elle ne le laissait pas indifférent et s'amusait à l'exciter, comme ça, gentiment, en tordant un peu le derrière pour avancer jusqu'à son allée ou en laissant apparaître un petit bout de la peau de ses reins entre le pantalon et le pull-over. Le jour où elle lui avait dit "je t'aime",c'était uniquement pour lui chauffer le sang. Elle n'avait même pas prononcé les mots: elle les avait formés avec les lèvres, en silence, et de loin, en lui adressant son sourire le plus aguicheur. Là aussi, elle ne risquait rien car, en cas de manœuvre de sa part pour l'approcher davantage, elle n'avait que la porte vitrée à pousser pour se retrouver dans son immeuble, où elle était sûre qu'il ne la suivrait pas. Mais elle ne savait pas ce qu'il avait compris car il s'était alors légèrement camouflé derrière le tronc du seul arbre de la cité et avait commencé à faire glisser la fermeture éclair de son pantalon. Quand il avait mis la main à l'intérieur en lui faisant de la tête le signe de le rejoindre, elle avait préféré tourner le dos et rentrer chez elle. Le lendemain, il ne faisait plus attention à elle.

Quant au troisième, elle le lui avait dit et répété des centaines de fois, chaque fois exactement qu'un film de lui passait en ville et qu'elle voyait son portrait en couleurs sur les abris-bus. Celui-ci, ce n'était pas un garçon, c'était un homme, un américain, autrement plus beau que tous ces poils noirs des tours de son quartier. Lui, il était blond, bronzé, musclé et, quand il souriait, on voyait toutes ses dents de devant, blanches, bien alignées, resplendissantes. Lorsqu'il s'était marié, elle avait même volé Gala dans un kiosque parce qu'il y avait tout un reportage photos sur lui et sa "nouvelle épouse", comme l'écrivait le journaliste. D'ailleurs, elle avait été déçue de son choix: il méritait mieux. Qu'était-il allé s'enticher de cette boniche qui n'était même pas attirante? Des femmes belles, il y en avait des milliers qui rêvaient chaque nuit à lui et à ses bras vigoureux. Elle, en cachette, elle avait donné son nom à sa vieille peluche et le soir, elle la pressait tendrement contre elle en murmurant ses "je t'aime".

Mais de picotement point, ni avec le demeuré,ni avec l'obsédé ni avec la vedette américaine. Tandis que devant ce regard triste et voilé de crapaud, elle découvrait quelque chose de nouveau, quelque chose de chaud et d'envahissant, quelque chose qui lui plaisait. Elle était tellement partie dans ses rêves et dans l'analyse de ce qu'elle était en train de vivre qu'elle faillit lâcher celui qui était, sans le savoir peut-être, l'origine de ses sensations nouvelles. Sa main avait légèrement penché d'un côté et le crapaud avait glissé. Elle le rattrapa in extremis avec un mouvement si brusque que le remède parut un instant pire que le mal car le batracien se retrouva alors en grand danger de se transformer en projectile vivant direction le champ voisin.

"Excuse-moi, Greg! Je suis désolée!". Elle se rendit compte aussitôt qu'elle venait de lui parler. Parler à un crapaud! Si ses copines l'entendait. Elle s'assura que personne, entre temps, ne s'était approché silencieusement de l'endroit où elle se trouvait et, rassurée, reporta ses regards sur l'animal qui retrouvait tant bien que mal son équilibre. Et quand, une fois de plus, elle le regarda au fond des yeux, en essayant de percer le mystère si bien gardé par la membrane visqueuse, elle y vit briller, allumés par le soleil, des dizaines de petits points lumineux, comme des pépites dorées, comme des étoiles du jour, comme les lumières du bouquet final au feu d'artifice du 14 juillet. Son crapaud était heureux! Et en plus, il s'appelait réellement Greg! On progressait.

Le Naufrage de la Méduse

Lorsque ma collègue m'a prêté ce livre, suite à un cours en commun avec la professeur d'Arts, je ne savais pas que ce récit existait: la narration par deux survivants du naufrage de la Méduse et des conditions de sauvetage épouvantables qui s'en suivirent, non seulement pour les hommes abandonnés sur un radeau mais également pour ceux présents sur les canots ou restés à bord du navire ensablé.

Alexandre Corréard était géographe, Jean-Baptiste Savigny débutait sa carrière de chirurgien de marine. Tous deux faisaient partie de l'expédition envoyée de France pour reprendre légalement possession d'une colonie, le Sénégal, que les anglais occupaient depuis sept ans. Le drame eut lieu en 1816, un an après la défaite de Waterloo par Napoléon Ier et le départ de l'empereur pour Sainte-Hélène.

C'est un récit très intéressant car non seulement, bien sûr, il éclaire d'un jour nouveau le tableau de Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, que l'on regarde ensuite d'un œil un peu différent, mais il permet, outre le drame atroce qui se joua là en quelques jours, de mieux comprendre les circonstances historiques de cette affaire qui fut l'un des grands scandales politiques du XIX°siècle.

Le récit ne se contente d'ailleurs pas de relater le naufrage dû à l'incompétence du commandant Duroy de Chaumareys, marin d'avant la Révolution, royaliste un temps en exil, qui n'avait pas navigué depuis vingt-cinq ans, mais retrace également le long calvaire des rescapés dans les dunes du Sahara, en proie aux caprices des tribus maures puis abandonnés pour la plupart à leur triste sort par les autorités françaises. Il serait trop long d'expliquer ici le pourquoi et le comment de tant d'indifférences ou de lâchetés successives. Pour ma part, j'ai trouvé ce récit passionnant d'un bout à l'autre, parfaitement illustré, en plus du témoignage des deux auteurs, par ceux d'autres rescapés qui témoignèrent ensuite aux différents procès. Seule la toute dernière partie, qui n'a rien à voir avec l'affaire, mais présente cette région d'Afrique occidentale sous un aspect géo-économique, m'a moins retenu. Je conseille vivement de lire ce livre bien écrit, souvent surprenant, toujours captivant et, si l'on est intéressé, de se pencher sur les différentes esquisses réalisées par Géricault avant de peindre définitivement son chef-d'œuvre.

Un nouvel événement, car tout était événement pour des malheureux pour qui l'univers était réduit à un plancher de quelques mètres que les vents et les flots se disputaient au-dessus de l'abîme; un événement donc vint apporter une heureuse distraction à la profonde horreur dont nous étions saisis. Tout à coup un papillon blanc du genre de ceux qui sont si communs en France, nous apparut voltigeant au-dessus de nos têtes et se posa sur notre voile. La première idée qui fut comme inspirée à chacun de nous nous fit regarder ce petit animal comme l'avant-courrier qui nous apportait la nouvelle d'un prochain atterrage, et nous en embrassâmes l'espérance avec une sorte de délire. Mais c'était le neuvième jour que nous passions sur notre radeau; les tourments de la fin déchiraient nos entrailles; déjà des soldats et des matelots dévoraient d'un oeil hagard cette chétive proie et semblaient près de se la disputer. D'autres, regardant ce papillon comme un envoyé du ciel, déclarèrent qu'ils prenaient le pauvre insecte sous leur protection et empêchèrent qu'il ne lui fût fait de mal. Nous portâmes donc nos vœux et nos regards vers cette terre désirée que nous croyions à chaque instant voir s'élever devant nous. Il est certain que nous ne pouvions en être éloignés car des papillons continuèrent les jours suivants de venir voltiger autour de notre voile, et le même jour nous en eûmes un autre indice non moins positif, en apercevant un goéland qui volait au-dessus de notre radeau. Ce second visiteur ne nous permit pas de douter que nous ne fussions très approchés du sol africain, et nous nous persuadâmes que nous serions incessamment jetés sur le rivage par la force des courants. Combien de fois alors, et dans les jours suivants, n'invoquâmes-nous pas une tempête qui nous jetât à la côte, qu'il nous semblait que nous allions toucher.
(A. Corréard et J-B. Savigny, Le Naufrage de la Méduse, Gallimard folio n°4262)

dimanche 18 octobre 2009

Marie-Luce et le crapaud (épisode 2)

(Résumé du 1er épisode: Marie-Luce, treize ans, n'a jamais quitté la ville. Lors de sa première excursion à la campagne, elle rencontre un crapaud sur le bord d'un chemin. Elle, qui n'a jamais lu qu'un seul livre dans sa vie, un livre de contes, a vite fait de voir son imagination s'enflammer...)

2ème épisode:

Mais il fallait prendre une décision, vite. Le crapaud, après avoir montré son vilain dos scrofuleux le temps d'un soupir de fillette, était en train de disparaître entre les hautes tiges des graminées et risquait de s'enfouir dans quelque trou sombre du fossé dont il serait, dès lors, bien difficile de le déloger. Bien sûr, Marie-Luce aurait préféré le saisir les mains protégées d'une paire de gants, mais on n'emporte rarement des gants pour une sortie d'une journée en plein mois d'août. Elle jeta un coup d'œil rapide aux alentours: rien, autour d'elle, ne pouvait lui venir en aide: pas le moindre sac plastique, pas l'ombre d'une boîte cartonnée, même grasse des hamburgers qu'elle avait contenus, pas non plus de journal gratuit jeté après avoir été parcouru dans le métro. Décidément, la campagne, c'était bien plouc. Au moins, en ville, on trouvait tout ce qu'on voulait, par terre.

Alors Marie-Luce se décida: elle tendit la main vers le crapaud et s'apprêta à le saisir. Mais alors qu'elle allait toucher le batracien, elle eut une dernière retenue et replia le bras, un peu comme si elle venait de se brûler. Mais quelle idée avaient eu les conteurs de choisir cet animal pour y cacher le prince charmant? Pourquoi avoir choisi le plus repoussant, le plus laid, le plus bête? On aurait pu s'accoutumer plus facilement d'un oiseau ou, si l'on voulait vraiment du laid, d'un de ces chiens comme en avaient un ses voisins de palier, dans la tour, ceux qui se croyaient supérieurs à tout le monde, parlaient sans cesse de déménager dans un quartier plus recommandable et étaient toujours là vingt ans après leur arrivée: un de ces affreux roquets à museau écrasé dont les yeux pleurent et, pire, la bouche bave sans cesse en tachant le bas de votre jeans si vous ne faites pas attention dans l'ascenseur le jour où il fonctionne.

Le temps de l'hésitation, le crapaud avait encore progressé vers sa cache de verdure et maintenant on le devinait plus qu'on ne l'apercevait, grâce à l'agitation légère que son passage provoquait dans la végétation. Alors Marie-Luce respira très fort, elle tenta de se mettre dans la peau de l'un de ces concurrents, dans les jeux à la télé, qui, pour gagner un jour de repos dans la jungle ou s'empiffrer seul d'une mousse au chocolat dont il rêvait tous les soirs dans la grotte humide où ils dormaient, n'hésitaient pas à manger de gros vers blancs ou à se laisser recouvrir d'énormes fourmis dont on n'aurait jamais cru qu'elles puissent exister. Les plus forts pour elle restaient tout de même ceux qui, à Fort Boyard, allaient déplacer des serpents et retourner à la main de monstrueuses araignées velues qui cachaient sous leur abdomen le mot clé qui manquait à l'équipe.

Si eux y parvenaient, enfin presque tous, pourquoi pas elle? Elle tendit ses muscles, bloqua sa respiration, voulut fermer les yeux pour ne rien voir mais finalement dut les rouvrir parce que justement elle n'y voyait rien, se contenta de serrer les dents très fort et attrapa le crapaud de la main droite. Sous la violence de l'effort,elle crut un instant qu'elle allait s'évanouir. Elle s'attendait à voir soudain le soleil s'obscurcir, les arbres se ployer dans des poses acrobatiques et le sol se dérober sous elle comme absorbé par un sablier géant. Mais rien de tel n'arriva: le soleil était toujours au même endroit, là haut dans le ciel uniformément bleu, les oiseaux n'avaient pas cessé de chanter et elle dut même chasser deux ou trois mouches téméraires attirées sans doute par une transpiration frontale plus acide et plus abondante à ce moment-là.

Mais la plus grosse surprise de Marie-Luce venait du crapaud lui même. D'abord il ne faisait aucun mouvement pour se libérer. Elle crut même un instant qu'il était mort. Mais comment cela aurait-il été possible alors qu'il s'enfuyait pesamment un instant plus tôt? Le cœur qui aurait lâché comme celui de la grand-mère de Kevin quand on avait tenté de lui arracher son sac à main à la sortie du Géant Casino? Mais l'animal bougea légèrement dans sa main, comme s'il voulait adopter une posture plus confortable. Il n'était donc pas mort. Tant mieux: elle tremblait à l'idée d'avoir eu affaire à un prince métamorphosé et de n'avoir réussi, au lieu de le libérer du charme qui le tenait captif, qu'à le tuer sous le coup d'une émotion trop grande.

Ensuite, le contact avec l'animal n'était pas celui auquel elle s'était attendu. Quand on dit crapaud, c'est comme quand on dit serpent: on s'imagine une impression très désagréable au toucher, une peau rugueuse et froide, très froide, comme celle d'un mort (enfin, elle imaginait, car elle n'avait encore jamais touché de mort, même pas le jeune qui s'était jeté de la tour deux ans avant parce qu'on avait découvert qu'il n'aimait pas les filles).

Eh bien, ce crapaud-là, en tout cas, n'était pas de ceux qui ont la peau exagérément froide et humide. Bien sûr, si on comparait la sensation avec celle que l'on a quand on caresse un petit chat ou un chiot, rien à voir. D'abord le crapaud, ça n'a pas de poils, mais finalement ça n'était pas plus mal: les poils, autant on les apprécie sur les chatons, autant sur les araignées, hein, c'est une autre histoire. Alors la peau lisse du crapaud, c'était plutôt un plus, même si elle ressemblait à certains endroits à celle de son frère qui s'était couverte de boutons en même temps qu'il avait changé de voix. Quand elle avait voulu savoir pourquoi, sa mère lui avait répondu comme d'habitude: "Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien!". Avec ce genre de réponse, allez progresser dans la vie!

Le crapaud n'était pas non plus particulièrement froid. Un peu plus froid que la main de Marie-Luce mais à peine puisque le sang s'était retiré de cette main au moment où elle saisissait l'animal par le dos tant l'anxiété la submergeait. Maintenant, elle se sentait un peu rassurée. Non seulement le contact n'était pas dégoûtant mais en plus la brave bête se laissait faire sans mordre, cracher ni se débattre avec l'énergie du désespoir comme les chats que les grands, à la cité, attrapaient pour les clouer au panneau d'affichage de la montée ou les regarder brûler après les avoir arrosés d'essence siphonnée à leur mobylette.

De tous ces signes, Marie-Luce ne tira que des augures favorables. Sans doute était-elle bien tombée, du premier coup, à son premier séjour à la campagne, sur le Prince qui n'attendait qu'elle depuis des siècles et qu'elle allait sauver d'abord et épouser ensuite pour vivre avec lui des lustres d'amour au milieu de dizaines d'enfants et de petits-enfants tous plus beaux et plus intelligents les uns que les autres. Ailleurs que dans la cité, bien sûr.

Mais elle se rendit aussi compte que, si le Prince apparaissait maintenant, là, tout de suite, il ne serait certainement pas très content de la façon dont elle le tenait par le gras du dos. Alors, avec d'infinies précautions (la crainte de l'arrêt cardiaque ne l'ayant pas tout à fait quittée), elle le déposa sur sa main gauche, bien à plat, pensant qu'ainsi il serait plus à l'aise et qu'il valait mieux courir le risque de voir ses doigts coincés sous le pied botté d'un fils de roi que d'encourir sa colère à peine faite l'aimable connaissance.
(à suivre...)

samedi 17 octobre 2009

In memoriam

- Apartés uchroniques (ou presque)
- En forme de poire ( " )
- In the Gonzone ( " )
- Jahovil ( " )
- Polemos ( " )
- Messire-Loup
- Tef
- Tranches de vie
- Marcel Dugomier
- Les Manchots de la République
- Les Jalons du Temps
- Voyage dans les mots

Voilà une liste, trop longue, de blogs que j'ai suivis, qui m'ont intéressé à un titre ou à un autre, que j'ai eu plaisir à retrouver chaque soir et qui ont disparu ou sont en hibernation.

Et puis cette semaine, deux de plus: Le Chasse-Clou et Querelle. Ma liste, là, à droite, est presque exsangue. J'ai la poisse ou quoi? D'un côté, je comprends les raisons que chacun évoque (ou pas) de s'arrêter; de l'autre, je leur en veux, à tous, de m'abandonner. Parce que je les aimais.

Marie-Luce et le crapaud

Marie-Luce n'avait jamais vu la campagne. Elle avait treize ans et, pour elle, la connaissance des arbres se limitaient à l'observation depuis sa chambre, au vingt-troisième étage de la tour, des quelques peupliers rachitiques qui longeaient le boulevard de ceinture. Peupliers que, si on l'avait écoutée, on aurait arrachés illico pour éviter le coton qui s'en dégageait à un certain moment de l'année et qui entrait dans les maisons, dans les yeux, dans la bouche quand on riait aux éclats.

Pour les animaux, c'était encore pire: elle savait bien qu'il existait des êtres vivants à quatre pattes qui s'appelaient vaches, moutons, chèvres ou lapins, mais elle n'en avait jamais approché un en vrai, jamais touché une fourrure, jamais humer une odeur de suint. Le seul qu'elle ait eu l'occasion de côtoyer depuis sa naissance était un cheval: elle avait été interpellée dans le parc voisin par des policiers montés qui lui avaient demandé ses papiers, et, si les flics ne lui faisaient déjà plus peur depuis bien longtemps, elle ne pouvait pas en dire autant de cette grande bête dont la peau frémissait étrangement chaque fois qu'une mouche venait s'y poser et qui l'avait fait se rejeter vivement en arrière quand, sans prévenir, elle s'était mise à éternuer.

Il avait fallu cette occasion, une journée dans les champs offert par la mairie communiste aux plus démunis, à ceux qui ne partaient jamais en vacances, pour qu'elle entende le vent gémir ailleurs qu'entre deux tours jumelles et qu'elle s'aperçoive que l'herbe coupée avait une odeur qui lui plaisait. Alors que tout le groupe allait assister à la traite des vaches dans une ferme dont la laiterie ressemblait à un laboratoire, elle avait préféré s'éloigner de quelques mètres et aller observer la nature sur le chemin qui s'enfonçait entre deux haies d'arbustes piquants jusqu'à un petit bois masquant l'horizon.

Quand la courbe du chemin l'eut dérobée aux regards des autres, elle se sentit libre, un peu inquiète, certes, de côtoyer cet univers étranger et vaguement angoissant, mais libre. Personne à l'horizon pour la surveiller ou lui donner des ordres: ni son père alcoolique qui en profitait, chaque fois qu'il pouvait la frôler, pour lui effleurer les fesses d'une manière qui n'avait rien de fortuite; ni sa mère avec qui elle entretenait des rapports de plus en plus tendus depuis qu'elle avait grandi et que son corps s'était transformé, une mère toujours à la mettre en garde contre le monde extérieur, en particulier contre les garçons dont elle ne se lassait jamais d'énumérer les vices; ni son frère qui, parce qu'il avait deux années de plus qu'elle, pensait que cela lui donnait un droit de regard sur ce qu'elle faisait ou ce qu'elle disait et lui interdisait de participer à certains rassemblements de jeunes au pied des tours en fin de semaine.

D'abord, elle ne s'occupa qu'à analyser ce qu'elle ressentait face à cette nouvelle liberté: elle soupira d'aise, elle émit un gloussement aigu, comme au collège face à un prof, pour montrer sa décontraction et son indépendance, elle étendit les bras et les jambes, remonta un peu son T-shirt pour sentir l'air frais lui caresser le ventre, imagina qu'elle pourrait disparaître à tout jamais, rien qu'en dépassant le petit bois au bout du chemin et en se perdant dans la nature, - un instant, elle vit devant elle les têtes que feraient les autres de la famille à l'annonce de sa disparition. Qui la regretterait vraiment? Son père, peut-être, parce qu'il perdrait ainsi le seul moyen de satisfaire sa libido dégueulasse sans rien risquer. Mais à part ça? Devoir admettre que son départ ne dérangerait pas vraiment ses proches la fit renoncer à son projet à peine ébauché.-, trouva que la brise fraîchissait sur sa peau, que le bois au loin paraissait un peu sombre et décida que, finalement, sa vie dans la cité n'était peut-être pas idéale mais qu'au moins, elle la connaissait et ne risquait guère de se voir confronter à l'imprévu.

Alors qu'elle se relevait du talus où elle s'était assise, elle perçut plus qu'elle ne vit, du coin de l'œil, un mouvement dans les herbes hautes. Un serpent? Une vipère? Elle avait failli se faire piquer! Tout ça en imaginant des bêtises! Elle aurait pu mourir. Mais en se penchant un peu pour essayer de se faire une idée sur la cause de ce bref mouvement, elle aperçut presque aussitôt ce qu'il lui fallu bien reconnaître comme étant un crapaud. On peut se demander comment Marie-Luce, qui ne faisait qu'à peine la différence entre une chèvre et un mouton, avait pu identifierle crapaud, car il s'agissait bien de lui, et ne pas le confondre avec ce qui, tout de même, est plus connu: la vulgaire grenouille de nos mares et de nos étangs.

Eh bien, Marie-Luce, dans sa jeune vie, avait lu. Un livre. Un seul. Chez le dentiste, dans la salle d'attente, elle avait calmé son anxiété avec le seul livre qui restait sur la table basse: un livre de contes. Elle était déjà un peu grande pour ce genre de lecture, et puis elle n'aimait pas lire, mais il lui fallait à tout prix oublier la torture qu'elle imaginait l'attendre derrière la porte capitonnée qui lui faisait face et où, tout à l'heure, avait disparu un vilain monsieur habillé en blanc avec des poils partout dans les oreilles. D'abord, elle avait regardé les illustrations, nombreuses dans ce livre pour enfants, puis, sans même s'en apercevoir, elle avait glissé vers le texte et, finalement, l'avait dévoré. Cette histoire de crapaud qui, parce qu'une jeune princesse lui donnait un baiser, se transformait en prince charmant, lui avait plu. Elle avait tout de même pensé un instant que rien n'était vrai dans ce récit mais elle n'en était pas sûr. Et puis, se transformer, elle, pour un instant en princesse ne lui était pas désagréable.
(à suivre...)

jeudi 15 octobre 2009

Pensée

Ce soir, Le Lorgnon Mélancolique publie une citation qui me plaît beaucoup. J'espère qu'il ne m'en voudra pas de la restituer telle quelle ici. Je m'y retrouve en effet entièrement, sans avoir à y changer un seul mot. Et ce depuis de nombreuses années.


“I went out for a walk, and finally concluded to stay out till sundown, for going out, I found, was really going in. “
John Muir (1838-1914), Journal.

”Je suis sorti seulement pour une promenade et j’ai finalement décidé de rester dehors jusqu’au coucher du soleil car sortir, je m’en rendais compte, était en fait rentrer à la maison.”

Parfois même, dans mon cas, cela se poursuit au-delà du coucher du soleil.

Calin gratuit

Voilà deux fois ces derniers jours que je me fais accoster dans la rue. La demoiselle qui m'arrête est souvent maquillée un peu à la clown , arbore une perruque étincelante de brillants bleus ou rouges et porte à bout de bras une belle pancarte au-dessus de la tête: FREE HUGS.

Nul en anglais comme je suis, la première fois, je ne savais vraiment pas ce que me voulait cette jeune femme qui tenait le centre d'un cercle d'amies toutes aussi réjouies qu'elle. Mais hier, je savais, je m'étais renseigné.

Alors, dans les deux occasions, j'ai dit oui. Des bisous gratuits, juste pour le plaisir, pour un anniversaire ou un enterrement de vie de jeune fille, ça ne se refuse pas, ni à donner ni à recevoir. Les deux fois, les coquines étaient assez jolies et j'ai eu le temps de sentir contre la joue la fraîcheur de la leur. Toutes les deux ont ri pendant le baiser, peut-être parce que ma barbe leur picotait le visage, peut-être par une sorte de réaction naturelle de pudeur a posteriori. Leurs amies, elles, ne riaient pas: elles gloussaient de voir la scène.

Cela m'a tout de même amené à me poser une question: pourquoi moi? Je pense que ma barbe et mes cheveux presque blancs y sont pour quelque chose. Si c'est un pari qu'elles font avec leurs copines d'engranger le maximum de bisous dans l'après-midi, autant s'adresser à quelqu'un qui ne représente aucun danger potentiel, qui ne profitera pas de l'occasion pour se transformer en pot de colle ou en moulin en paroles tout aussi hypocrites que sucrées, ou qui, s'il en avait l'intention, pourrait facilement être semé à la course (qu'elles croient, les petites inconscientes! Quoique pour l'instant, avec ma patte douloureuse!). Préférence au papy donc, car finalement, c'est peut-être comme cela que j'apparais à leurs yeux. En tout cas, moi, c'est ce que je penserais, à leur place et à leur âge.

Alors? Plutôt content ou plutôt amer? Aucun doute là-dessus: totalement content. J'aime l'imprévu, j'aime que la relation, même brève, soit possible, j'aime entendre rire les jeunes filles en fleurs (je n'ai pas dit glousser). La prochaine fois, j'oserai, je demanderai à mon tour une faveur: celle de prendre la demoiselle en photo. Je vais peut-être, moi aussi, me préparer une jolie pancarte: FREE PICS. Allez, samedi, j'essaie!
PS: j'ai oublié de dire: j'adore les bisous...

mercredi 14 octobre 2009

Une question de tonalité.

Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Pierre. C'était.

Je viens seulement d'y penser. Auparavant, l'idée ne m'en a pas un seul instant effleuré l'esprit. Je n'en éprouve pas de mauvaise conscience. Cela veut dire que le deuil est admis, que je suis en règle avec mes souvenirs. Je crois pouvoir dire cela aujourd'hui. Il aura fallu quatre ans pour admettre et apprivoiser l'inadmissible.

La photo de lui en maison de convalescence dans les Pierres Dorées est toujours sur mon bureau. Elle y a sa place, définitivement je pense. Quand je la regarde parfois, je ne sens plus cette poigne de fer qui me serrait le thorax. En travaillant, je lui jette souvent un coup d'œil rapide, avec douceur, avec tendresse. J'aime la savoir là. Quelquefois un des nombreux papiers qui encombrent mon bureau la cache momentanément, et je ne trouve plus cela sacrilège. Je n'irai pas spécialement sur sa tombe aujourd'hui. Je pense à lui en ce moment. Tout à l'heure, je serai chez ma mère et je penserai à autre chose.

Il fait un temps splendide sur Lyon. Un ciel bleu sans nuages, balayé par un vent froid qui m'a fait gonflé la veste dans le dos, tout à l'heure, en traversant le Rhône. Les feuilles mortes s'accumulent contre les chaises aux terrasses d'été encore en place. Je suis rentré à pied. Les gens avaient l'air heureux.

Étrange coïncidence: je viens de commander un nouveau téléphone pour remplacer celui du hall qui est bien fatigué. Sur ce vieil appareil, il avait fallu enregistrer un message d'accueil pour le répondeur. Mais quelle voix mettre? La mienne? Celle de Pierre? Pour les amis, cela n'avait pas d'importance, mais pour les relations de travail, surtout celle de Pierre? Finalement, nous avions fait enregistrer le message par sa nièce. Une voix féminine donc, qui en surprit plus d'un parmi nos proches amis dont certains crurent ne pas avoir fait le bon numéro. Sur le nouvel appareil, cette voix va disparaître et il n'y aura plus que la mienne. Encore un petit bout de mur qui s'effrite. Mais la fresque en a été déposée. Elle est à l'abri. Vous savez où.

mardi 13 octobre 2009

Soliloque

Autrefois, j'avais deux mains. Autrefois! Qu'elle est bête, cette phrase! C'est tellement naturel, n'est-ce pas, d'avoir deux mains? La droite qui écrit, qui dit bonjour, la gauche qui exécute, qui complète. Dextra, sinistra, comme ils disaient jadis. Les droitiers, les gauchers, ceux qui se servent des deux, indifféremment. Quand on les a, au bout des poignets, dépassant des bras de la chemise, on ne les remarque même pas, on n'y pense jamais. Je l'ai dit, c'est tellement naturel.

Moi, j'étais droitier. Aujourd'hui, la gauche est orpheline. Un instant d'inattention face à la haine. Le hasard le plus entier. D'autres y sont morts, je ne devrais pas me plaindre, je ne me plains pas. Quand je me suis relevé après le souffle, je ne me suis pas rendu compte tout de suite. J'ai d'abord vu la femme, à côté de moi, celle qui un instant auparavant plaisantait avec le fleuriste. Le marché grouillait, la messe à l'église voisine venait de se terminer. On allait rentrer pour le repas. On s'achetait des fleurs pour égayer la semaine.

Je l'ai vue à terre, son sang m'avait éclaboussé et ce que je repoussais de sur mon ventre était son bras, arraché par l'explosion. Avant de le lui rendre, en le disposant le long de son corps, dans la position la plus parallèle que je pus trouver, j'ai eu le temps de sourire en voyant l'étrange tapis multicolore que les fleurs faisaient autour d'elle et, bêtement, j'ai pensé à ce vers où Ophélie flotte comme un lys blanc.

Je n'avais pas mal, simplement je ne comprenais pas pourquoi tout était sens dessus-dessous et pourquoi tous ces gens qui faisaient tranquillement leurs courses dominicales le moment d'avant hurlaient si fort maintenant alors que le soleil continuait à briller au-dessus des bâches. Ce n'est que lorsque j'ai voulu m'essuyer le visage de la main droite que je me suis aperçu que je n'en avais plus. A la place, une déchirure écarlate d'où giclait un sang moins épais que je l'aurais imaginé. Après, j'ai dû m'évanouir car je ne me souviens plus de rien.

Du reste, je ne veux pas parler. L'hôpital, les visites des proches puis des enquêteurs, les fleurs dont on remplit consciencieusement le vase sur ma table de chevet et qui me ramenaient invariablement à l'horreur, Ophélie la blanche devenue rouge après la corrida, les premières douleurs, fulgurantes, à vouloir mourir, les cris que j'étouffais dans l'oreiller pour conserver ma rage de vivre, de recommencer, les pansements, le refus de la prothèse.

Aujourd'hui, j'ai survécu, j'ai recommencé mais ma rage de vivre n'est plus intacte. On ne parle plus de l'attentat, il n'a même jamais été revendiqué, comme s'il n'avait jamais eu lieu, comme si c'était un hasard naturel au même titre que la foudre qui s'abat sur un passant pressé. Il n'intéresse plus personne. Passé le premier anniversaire, commémoré par quelques journaux anxieux de redresser leur chiffre de ventes, il est tombé dans l'oubli. Je sais que nous sommes deux rescapés à n'être plus entiers. L'autre est en fauteuil, on l'a amputé des deux jambes, il vit loin d'ici. Nous n'avons jamais cherché à nous voir.

La nuit, mon moignon me parle. Il me tient compagnie dans mes insomnies. Alors qu'allongé, les yeux ouverts à chercher le plafond tout au fond de l'obscurité, je n'entends plus la musique du sommeil, il me dit la douceur de la caresse sur le galbe d'une fesse ou l'arrondi d'un dos, il me dit la fraîcheur de l'eau, en coupelle à la source, la piqûre de l'écharde et le manche lisse de l'outil, il me dit l'étreinte fougueuse et la barbe qui pique, le grain du livre, l'épaisseur de la crème et l'âpreté du velours.

Parfois il se tait un instant, comme si mon autre main avait encore quelque chose à dire, que lui seul pouvait entendre. Puis il reprend son soliloque, interminablement, inlassablement, jusqu'à l'aube, jusqu'à ce qu'enfin, dans les ténèbres au-dessus de ma tête je discerne le rond un peu plus clair de l'abat-jour en verre, jusqu'à ce que la vie, dehors, se remette à babiller. Alors, je le glisse lentement sous les draps, bien parallèlement le long de mon corps et tous deux, enfin, nous dormons, sans souvenirs.

Il n'y a plus de fleurs chez moi.

lundi 12 octobre 2009

Chroniques d'une haine ordinaire

Je vais vous faire un aveu: quelqu'un ne m'aime pas. Quelqu'une plus exactement! Quoi! Ne pas aimer Calystee ? Lui si aimable, si tendre, si adorable, si sensuel,si.... Ouh ! Ouh ! A mort ! Aux chiottes ! Mais d'où elle sort, celle-là ? Non, c'est gentil à vous de manifester votre attachement et votre soutien, ça me touche beaucoup, d'autant que toutes ces réactions de votre part sont si naturelles et spontanées. Franchement, je suis cloué ! Mais il faut bien aussi regarder la vérité en face quand elle ne nous plaît pas: quelqu'un me déteste, et j'en ai la preuve.

Qui ? vous demandez-vous. Une femme que je vois quasi tous les jours et même plusieurs fois par jour, une femme que je croise dans les couloirs, que j'entends faire ses cours dans la salle à côté de la mienne parfois, dont la casier n'est pas très éloigné du mien. Bref, vous l'aurez compris: la seule ennemie que je me connaisse est une de mes collègues. Je pensais que son animosité à mon encontre allait se cantonner à l'observation d'une relation froide et distante mais qu'il nous serait possible de nous croiser une année entière sans nous écharper. Je n'en suis plus très sûr depuis ce soir.

Mais pour comprendre la situation actuelle, il faut sans doute résumer les épisodes précédents. Madame Allonso (bien que ce ne soit pas là son vrai nom, appelons-la ainsi en hommage aux chiennes de garde dont elle mériterait grandement de faire partie) est une femme d'une quarantaine d'années, ma fois fort agréable à regarder, toujours fort bien habillée, mince et la peau délicatement hâlée une bonne partie de l'année. Qualité supplémentaire : elle a même un timbre de voix que j'aime énormément, un timbre un peu grave et voilé d'alto qui, ordinairement me fait cérébralement grimper aux murs.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, alors, me rétorquerez-vous, non sans une once de bon sens. Eh bien, non ! Ce qui aurait pu être, à défaut d'un amour naissant, les prémices d'une solide amitié a vite tourné en eau de boudin. Pourquoi ? Je n'en sais rien ! Non, je ne me défausse pas, je n'en sais vraiment rien. Au début, elle me lança quelques petites piques que, par naïveté certainement et peut-être aussi par bonté d'âme, je voulus interpréter comme des tentatives d'humour un peu foirées. Vous voyez : le genre de fusée, pendant le feu d'artifice, qui fait long feu et retombe lamentablement. J'essayais bien de la suivre sur son terrain et de lui donner la réplique, parfois, mais je finis par remarquer que ces attaques, même avortées, étaient pourtant toujours assez bien ciblées et parfois ne se paraient plus du masque grimaçant du rire de bas étage. Elle me parut parfois un peu méchante, mais encore une fois, je pardonnais et mettais son agressivité sur le compte de la fatigue de notre métier ou de l'énervement causé par nos charmantes têtes blondes.

Nous passâmes ainsi plusieurs années, elle à lancer ces attaques, moi à faire l'effort de croire que son fleuret était toujours moucheté ou que je devenais décidément parfois trop susceptible. Pourtant quelques collègues, au cours de discussions sur d'autres sujets, firent parfois devant moi allusion à elle en des termes plus que réservés, voir franchement hostiles. Ainsi donc, je n'étais pas le seul à la trouver un peu trop acide: d'autres en faisaient les frais, même si je restais indéfectiblement sa cible favorite.

Il y avait bien longtemps que je m'étais fait une raison sur notre amitié ratée, sans cependant en subir de douleur particulière, lorsque les choses se gâtèrent.
Un matin de l'an dernier, alors que je me trouvais en salle des professeurs en compagnie de trois de mes collègues femmes dont elle, la discussion dérapa, je ne sais plus exactement pourquoi hélas. Je me souviens seulement qu'il y était question de galanterie. Je crois me souvenir que je disais que, bien qu'ayant toujours considéré la femme comme l'égale de l'homme (à vrai dire, c'est une question que je ne me suis jamais posée tant la chose me semble aller de soi), on m'avait élevé dans le respect d'une certaine politesse et que je considérais comme agréable que le premier qui arrive à une porte, plutôt que de passer sans se préoccuper de ce qui se passe derrière lui, tienne gentiment cette porte au suivant, homme ou femme, peu importe.

Et là, ce fut l'explosion ! Pourquoi ce jour-là ? Avait-elle eu une soirée et une nuit particulièrement désagréables (j'appris plus tard qu'elle était depuis quelque temps séparée de son compagnon) ? Il ne me semble pas, encore aujourd'hui avec le recul, avoir dit quelque chose de méchant ni de provocateur. Elle devint alors extrêmement rouge, sa voix, d'ordinaire si douce à mon oreille, monta dans des registres supérieurs et, du ton le plus méprisant qu'elle put alors trouver, elle me lança, fielleuse: "Parce que tu as un jour été élevé, toi ?".

J'avoue que la réplique me blessa plus que je ne l'aurais cru possible venant d'elle. Je ne voulus pas, d'autre part, répliquer et envenimer encore davantage la situation. Je choisis de quitter la pièce sans répondre et de m'isoler dans la pièce voisine, près de la machine à café. Quelques minutes plus tard, les deux autres collègues femmes qui avaient assisté, bouche bée, à la scène me rejoignaient et me félicitaient de mon calme et de ma sortie, se disant, quant à elles, outrées de ce qu'elles venaient d'entendre (et de, sans doute, d'autres commentaires tout aussi laudatifs qu'elles eurent la délicatesse de ne pas me rapporter).

Depuis, cette femme ne m'adressait plus la parole et cela m'arrangeait plutôt car j'avais décidé de ne plus la voir, de la néantiser, comme dit un de mes amis (et à ce jeu de l'invisibilité, je suis très fort). Pourtant, nous ne pouvions empêcher nos chemins de se croiser: le couvent est grand mais, pour les conseils de classes, nous somme assis autour de la même table. Et c'est à cette occasion qu'elle décida en fin d'année dernière de contrattaquer.

Alors que j'animais le conseil de la classe de cinquième dont je suis le professeur principal et que j'expliquais le cas d'un élève qui semblait bien meilleur dans les matières scientifiques que littéraires, elle se mit à le défendre bec et ongles, contre l'avis général des autres professeurs. Elle fit aussi des remarques désagréables sur le latin, matière que j'enseigne ainsi que le français sur ce niveau. Je lui fis alors remarquer que le latin était plutôt pour moi une matière scientifique que littéraire (en tout cas tel que je le perçois et tel que je l'enseigne) et que, si l'élève n'y excellait pas, c'était à mon avis davantage un manque de travail que de compétences. Elle n'en enfourcha que mieux le plus grand de ses chevaux et me balança à la figure que, s'il ne travaillait pas, c'était que je ne savais pas l'intéresser. Je lui demandai donc de me fixer un rendez-vous pour qu'elle m'apprenne à le faire, elle qui semblait si sûr d'elle et de son pouvoir d'attraction.

Voyant où tout cela nous emmenait, la responsable de niveau intervint et détourna la conversation. Le conseil se finit dans une atmosphère tendue et électrique. Sitôt le dernier élève passé, elle quitta précipitamment la salle : courage, fuyons. J'eus ce jour-là encore la chance de voir les deux parents déléguées de la classe venir me trouver en sortant pour me dire leur surprise devant l'hystérie de ce professeur et m'assurer une nouvelle fois de toute leur confiance dans mes méthodes et pratiques pédagogiques.

Les vacances passèrent là dessus. A la journée de pré-entrée, emporté par mon élan, alors que je faisais la bise aux collègues que je retrouvais, je la lui fis à elle aussi. J'avoue avoir un peu mouillé ma culotte de plaisir en voyant l'effarement que son visage traduisait à ce moment-là. Je me rendis compte tout de suite par la même occasion que ce baiser n'avait fait qu'aggraver mon cas. Et j'en ai eu la confirmation ce soir: au conseil où nous trouvions l'un et l'autre, elle tenta à nouveau un coup d'éclat. Mais ses réactions n'amusent plus personne si tant est qu'elles l'aient fait un jour, et sa tentative se solda par un énorme floc. Cependant, me voilà prévenu : la guerre continue, la hache n'a pas encore été enterrée. Il va falloir que je me méfie. Mais, grands dieux, que lui ai-je donc fait ?

dimanche 11 octobre 2009

Moulages et estampes

Hier après-midi, bien vite parce que c'était le dernier jour, je suis allé tout près de chez moi, au Musée des Moulages, voir l'exposition consacrée aux œuvres, en particulier aux estampes, de Zwy Milshtein.



La présentation de cet artiste aux actualités régionales (que je vois chez ma mère) m'avait intrigué, et surtout le choix de ce lieu si particulier du Musée des Moulages. Installé d'abord sous les toits de l'Université Lyon 3, quai Claude Bernard (et j'y ai alors suivi des cours d'histoire de l'art antique au milieu des visages énigmatiques des Korés et des fesses suggestives des éphèbes), puis transféré avenue Berthelot dans ce qui est aujourd'hui le Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation à qui il dut céder sa place, j'eus la joie de le voir élire domicile à quelques rues de mon appartement, dans une ancienne usine désaffectée aux toits en dents de scie, alternant tuiles et verrières, si caractéristiques de ces petites unités urbaines.

J'y avais fait, il y a quelques années, un rapide détour alors qu'il n'était pas encore tout à fait installé et je m'étais promis d'y revenir une fois toutes les œuvres en place. Cette exposition de Milshtein constituait le prétexte idéal à une deuxième visite. Ce que j'avais vu en effet à la télévision, autant le style de l'artiste que l'intégration particulière de ses œuvres dans le cadre ouvrier et au milieu des statues archaïques, classiques et hellénistiques m'avait beaucoup attiré. Et ce que je découvris conforta totalement ma première impression.

Je n'ai pas l'intention de vous parler en détail de l'évolution de la technique de l'estampe chez cet artiste, depuis les bois gravés de 1946 jusqu'à la digigraphie (estampe numérique) qu'il découvrit, selon ses propres dires, en 2004, en passant par la lithographie, la sérigraphie et la linogravure, ou d'autres que j'oublie au passage. Je ne comprends que peu à tous ces termes, encore moins aux techniques qu'ils énoncent. Non, je me suis laissé porter par mon ressenti (et mon appareil photos, puisqu'il était possible de photographier): l'effet produit par la juxtaposition, parfois la superposition, de murs de parpaings gris, de moulages antiques ternis et patinés par les années et leurs différents déménagements, de reproductions de gisants de nos cathédrales et des différentes productions de Milshtein m'a étonné et comblé: tout cela se marie fort bien, il s'en dégage étrangement une unité certaine, une atmosphère asssez en accord avec le temps gris qui régnait au dehors et que l'on apercevait à travers les verrières.

D'ailleurs Milshtein lui-même a expliqué, dans un petit texte que j'ai récupéré en sortant du Musée, le pourquoi (ou bien plutôt le comment) de son exposition en ces lieux. Je joins ce petit texte à ce billet car je le trouve d'une justesse absolue, non pas parole vide d'un artiste mondain en mal de formules mais transcription en mots du regard d'un artiste vrai.

Pourquoi j'expose au Musée des moulages.
Quand on m'a proposé de faire une exposition au Musée des moulages, j'envisageais une exposition de peintures mais c'était avant d'avoir vu ces lieux. Et là, je me suis rendu compte que faire une exposition d'estampes convenait davantage à ce lieu magique.
En fait les moulages sont aussi des estampes ou tout au moins leurs frères jumeaux. Les estampes que j'expose s'étalent sur un demi siècle de travail. J'envisageais au départ de les exposer par ordre chronologique, ce que j'ai commencé à faire au sous-sol du musée, mais très vite je me suis rendu compte que ce n'était pas la solution.

J'ai pensé alors les présenter par techniques, ce que j'ai commencé à faire également. par exemple sur le mur en parpaings, j'ai exposé une série de lithographies et, pour qu'elles soient visibles, il a fallu bouger les sculptures.
D'ailleurs elles aussi ont leur mot à dire et elles ont pas mal chuchoté durant l'accrochage. Cela m'a beaucoup inquiété vu ma "parano".
Nous avions deux semaines pour monter l'exposition, cela me semblait largement suffisant. Je croyais pouvoir la monter en 2 ou 3 jours, mais je ne prenais pas en compte le peuple qui habite ces lieux. Enfin, j'ai compris que l'esthétique globale de ce lieu exigeait la vision de toutes les œuvres présentes. Alors, c'est devenu comme un jeu d'échecs compliqué où un faux mouvement peut faire tout basculer et ce genre de jeu aurait pu même durer des semaines et des mois.
Finalement, l'accrochage est partiellement chronologique, partiellement par techniques et partiellement sauvage. Dans cette exposition, fiez-vous aux cartels près des œuvres et bonne visite.
Milshtein.


(Zwy Milshtein est né en 1934 à Kichiniev (ex URSS), aujourd'hui capitale de la Moldavie. Après un long séjour en Israël (de 48 à 56), il est, depuis 1956, définitivement installé à Paris.)

Des images et des maux

De cette journée de dimanche, je garderai sans doute une impression très mitigée. Quelle image l'emportera, de toutes celles qui forment le kaléidoscope de ces heures dominicales?

Sera-ce celle du marché de ce matin, où je me suis rendu plus boitant que marchant, en m'arrêtant tous les vingt mètres tant la douleur dans la jambe était désagréable?

Sera-ce celle de ma sœur, heureuse du bouquet que je lui ai offert pour son anniversaire et ayant préparé un très bon repas, trop copieux comme d('habitude?

Sera-ce celle de ma mère, d'abord calme puis odieuse lorsque nous sommes arrivés chez ma tante, sa belle-sœur? La maladie explique mais on a du mal à accepter ces sautes d'humeur et cette tyrannie domestique. Ma tante, de deux ans son aînée mais en bien meilleure forme, était profondément peinée non de l'insulte faite mais de voir ma mère dans cet état.

Je veux retenir celle de la route vers Saint-Étienne, lorsqu'après avoir contourné Saint-Chamond, on plonge tout à coup dans la vallée en ayant devant soi, de l'autre côté, le massif du Pilat qui nous sépare de la vallée du Rhône. Ce paysage est beau, sans ostentation, comme l'était celui de Chablais, arrière-fond des Grandes Alpes en moins. Ici, les hauts massifs au sud captent merveilleusement la lumière d'automne, même si les couleurs de velours ne sont pas encore au rendez-vous. Les bois de sapins tranchent de par leurs teintes sombres, de noir presque bleu à force d'être obscures, avec le vert acide des grands prés en pente, un vert que je n'ai jamais vu ailleurs qu'ici. La terre n'est pas bien riche et respire pourtant la quiétude repue des soirs de jours heureux.

C'est cette tranquille certitude de beauté qui n'a pas à se prouver que je veux garder en moi pour cette semaine chargée qui s'annonce.